LUCERNE FESTIVAL PÂQUES: CLAUDIO ABBADO, ISABELLE FAUST, MOZART, SCHUMANN
Guy Cherqui, samedi, mars 24 2012
Claudio Abbado va bien, en tous cas il portait ce soir ses (presque) 79
ans de manière alerte, il était souriant, il a encore eu comme souvent
à Lucerne, un triomphe avec standing ovation. A ceux qui s'inquiètent
de son état, il faut dire qu'il limite ses concerts aux orchestres
qu'il connaît bien (Orchestra Mozart, Mahler Chamber Orchestra,
Berliner Philharmoniker, Lucerne Festival Orchestra), souvent faits de
musiciens qu'il a choisis et qui le connaissent depuis des années. Il
ne dirige pas l'hiver, et reprend les concerts chaque année en mars, de
mars à décembre, avec un mois de repos en juillet. Il est évidemment
économe de ses voyages, ne fait plus de grandes tournées lointaines,
mais quand on voit le programme de Lucerne cet été (Mahler VIII et
Bruckner I), on peut voir qu'il ne donne pas dans le léger. Il est
certes plus fragile, et se fatigue plus vite, mais pour l'instant, tout
va bien.
Ce soir, il a ouvert le Festival de Pâques de Lucerne (Abbado,
Harnoncourt, Jansons, Haitink) par Mozart et Schumann: la Symphonie n°36
en ut majeur KV 425 "Linz" (1783), le concerto pour violon (avec
Isabelle Faust) et orchestre n°5 KV 219 en la majeur (1775) et la
Symphonie n°2 de Schumann op.61 en ut majeur. Toute la soirée en
tonalité majeure et les deux symphonies en ut majeur: comme toujours
Abbado tisse des liens et un discours de cohérence autour du programme
proposé. Ce soir, les lumières sont abaissées, on joue dans une sorte de
pénombre, la salle est bien plus tamisée que d'habitude, Abbado
construit une ambiance plus intime et mélancolique, qui est la
dominante. Son Mozart peut être rêche, dynamique, violent: ce soir, il
est retenu, très "atténué", presque chuchoté parfois.
C'est ce qui frappe dans la Symphonie "Linz", composée en 1783, au
retour d'un voyage décevant à Salzbourg où Mozart comptait réconcilier
Constance Weber et son père. Mozart composa cette symphonie en quelques
jours, son hôte à Linz ayant organisé un concert alors que Mozart
n'avait pas de partitions avec lui: la symphonie fut composée, les
copies furent prêtes et elle fut jouée au débotté! On remarque qu'Abbado
accentue les clairs-obscurs, et propose une vision plus sombre que
d'habitude (quand on compare à la Haffner jouée il y a peu avec le
Lucerne Festival Orchestra). Est-ce le son de l'orchestre, moins clair,
moins brillant que le Lucerne Festival Orchestra? Est-ce un parti pris
de la soirée? je penche pour cette option. On reste toujours abasourdi
de ce qu'Abbado obtient d'un orchestre en terme de pianissimi, de
crescendi, de modulations et du rythme qu'il sait imposer rien qu'avec
un minimum de gestes et tant, tant de regards, et d'une main gauche si
dansante. Le troisième mouvement, le menuet, est d'une beauté
bouleversante, il est vrai qu'il est porté par le hautbois du grand
Lucas Macias Navarro et par le basson de Guillaume Santana qu'Abbado va
saluer tout spécialement à la fin. Ce travail en écho permet de
découvrir toute l'architecture du mouvement, qui va se prolonger dans le
quatrième mouvement, alternant clair et obscur, mais dans un rythme
plus vif, rappelant la Haffner.
Le concerto pour violon n°5 est le plus connu des concertos pour violon
de Mozart, sans doute à cause du dernier mouvement dont une partie mime
un mouvement "à la turque" ce qui lui a valu son surnom de concerto
"turc". Il commence tout de même là aussi par un adagio au violon
qu'Isabelle Faust attaque avec un son imperceptible. Le style d'Isabelle
Faust est complètement différent de l'enregistrement d'Abbado avec le
même orchestre mais avec Giuliano Carmignola, plus franc, moins subtil,
moins poétique. Isabelle Faust a compris la couleur "grise" qu'Abbado
veut donner à la soirée et se montre capable de variations de style, de
jeu, de toucher, effleurant à peine les cordes, ou attaquant
franchement dans les graves, attentive aux moindres détails, d'une
extrême sensibilité qui m'a fait penser à ...Montserrat Caballé:
Isabelle Faust, ce soir était une Caballé du violon, et c'était
absolument sublime. Quant à l'orchestre, il écoute le soliste, et lui
répond en écho, en rythme, en modulation, un sommet. Un sommet
qu'Abbado prolonge par un bis (reprise du début du dernier mouvement),
ce qui est rare à Lucerne.
La Symphonie de Schumann est aussi une œuvre mélancolique, commencée
dans la dépression (Schumann lui même écrivait qu'il craignait qu'on vît
sa fatigue à l'audition et Giuseppe Sinopoli, qui était chef
d'orchestre, mais aussi psychiatre, appelait cette symphonie une
"psychose compositive") , une couleur aussi un peu sombre, qui commence
comme un choral de Bach (inspiration directe de Schumann) et qui se
termine quand même dans un dernier mouvement qui doit beaucoup à
Beethoven. L'agitation domine le scherzo, la mélancolie, on la retrouve
dans le dialogue flûte et surtout hautbois dans l'adagio élégiaque
(3ème mouvement) qui commence par une citation de "L'offrande musicale"
de Bach. Mais la couleur sombre est soulignée par les mouvements des
contrebasses, ici magnifiquement emmenées par Alois Posch (ex Wiener
Philharmoniker, et chef de pupitre des contrebasses dans le Lucerne
Festival Orchestra). Il en résulte un son très rond, un peu recueilli,
compact, et une couleur très particulière de l'ensemble, qui malgré un
final "vivace" laisse peu de place à l'explosion, un Schumann
"implosif", qui fait exploser la salle à la fin.
On peut rester surpris par le choix d'un Mozart plus sombre, par la
volonté d'imposer la mélancolie comme motto de la soirée, beaucoup de
mes amis aiment un Mozart plus vif, plus explosif, moins "poli". J'ai
pour ma part été séduit.
Certes, j'aurais préféré entendre Lucerne dans ces œuvres, mais
l'Orchestre Mozart est un orchestre de jeunes encadrés par des chefs de
pupitre qui tous sont des éléments vedettes du LFO, (Alois Posch,
Diemut Poppen, Lucas Macias Navarro, Jacques Zoon, Raphael Christ...),
en 8 ans d'existence, cet orchestre a fait d'énormes progrès, et le son
en est transformé, quant à Abbado, toujours changeant, toujours
explorant des voies nouvelles, jamais ennuyeux, jamais monotone, il nous
a montré ce soir comment une lumière grise peut briller et bouleverser
les cœurs . Vivement le prochain concert...vivement Berlin en mai.