La seconde vie de Claudio Abbado

C'est sous le signe de la "Révolution" que le Festival de Lucerne (Suisse) aborde le 75e été de son histoire depuis qu'Arturo Toscanini a levé son illustre baguette le 25 août de 1938 pour un concert de gala dans le parc de Tribschen, la villa que Richard Wagner occupait sur les bords du lac des Quatre-Cantons. Le prestigieux rendez-vous estival de la Riviera suisse connaît en effet depuis 1999 et l'arrivée du directeur artistique Michael Haefliger un véritable regain. Point fort : Haefliger a réussi à s'attacher en la personne du maestro italien Claudio Abbado l'une des figures les plus emblématiques du monde musical.

De son côté, le chef milanais, qui vient de souffler allègrement 80 bougies le 26 juin, connaît à Lucerne une seconde vie depuis son départ de la Philharmonie de Berlin, en 2002, et une opération d'un cancer de l'estomac en 2000. Il a pris en main la destinée de l'Orchestre du festival, renouant avec la tradition du Schweizerisches Festspielorchester qui, de 1940 à 1993, fit la réputation du lieu avant d'en marquer le provisoire déclin.

Aujourd'hui, les 130 musiciens du Lucerne Festival Orchestra forment une mosaïque d'excellence - autour de quelques solistes internationaux, une cinquantaine est issue du Mahler Chamber Orchestra, les autres viennent du Chamber Orchestra of Europe et de l'Orchestre Mozart, dernier rejeton d'Abbado né en 2004, sans parler des exfiltrés des orchestres de Munich, Berlin, Baden-Baden, Zurich, Lucerne, Santa Cecilia de Rome, Bergen, Porto...

Discret comme à l'accoutumée, Claudio Abbado est sans conteste la star du festival, a fortiori de la journée qu'Arte consacrera à son jubilée. Ce 14 août, le maestro est en répétition dans la superbe salle de 1 840 places du Kultur und Kongresszentrum Luzern (créé par l'architecte Jean Nouvel et réglé par l'acousticien américain Russell Johnson), où se tient depuis 1998 le festival.

Au programme, Brahms, Schoenberg, Beethoven. La mezzo japonaise Mihoko Fujimura, coupe de cheveux à la garçonne et pantalon noir, aborde le fameux Lied der Waldtaube ("Chant de la colombe"), extrait desGurrelieder de Schoenberg. Sa voix sombre, magnifiquement articulée, se mêle aux volutes orchestrales souples et lumineuses, dans une osmose d'une intensité incroyable.

EXTATIQUE ET DOULOUREUX

A 80 ans, Abbado n'a rien perdu de son mystérieux pouvoir de séduction, de son élégance légendaire. Tout juste si la gestuelle a un peu restreint son périmètre dans l'air, mais toujours cette main gauche en aile d'oiseau sculptant dans l'invisible la matière vivante d'une partition aérienne, lissant les sons, les caressant, polissant les couleurs, les lignes, les résonances. Abbado parle peu, regarde beaucoup.

Son credo - l'absolu d'une écoute chambriste entre les musiciens - ouvre sur la fenêtre des vents la dense trame des cordes de l'Ouverture tragique op. 81 de Brahms. Chaque interruption est faite avec courtoisie, un mot plaisant égayant l'orchestre, acquis au-delà du possible. Lui, en chemisette bleu ciel, pantalon sable et gilet rouge, lève le pouce quand un musicien a bien répondu à son attente.

Le lendemain, 15 août, captation de la générale dans le camion studio de la télévision suisse SRF 1 par l'équipe du producteur allemand Paul Smaczny, qui connaît Abbado depuis longtemps et a réalisé en 2003 un magnifique portrait publié chez EuroArts : Hearing the Silence. Les gros plans sur le visage émacié du maestro, extatique et douloureux, le plus souvent spiritualisé par l'amour de la musique, sont fascinants, notamment dans laSymphonie n° 3 op. 55, dite "Eroica", de Beethoven, qui clôt le programme. Abbado a fait de la célèbre Marcia funebre du deuxième mouvement le point d'ancrage d'une interprétation chambriste mais follement luxuriante.

Le début sourd des limbes, violons lovés dans le grain de l'archet, "roulements" voilés des contrebasses. Abbado est connu pour la ténuité de pianissimos au bord de la rupture : cette marche commence à genoux. Elle se mettra progressivement debout. La concentration est si forte qu'elle tient de l'apnée. Au fil des ans, Abbado a créé un Beethoven unique forgé non par la réunion d'éléments distincts - attaque, nuance, vitesse - mais par la parfaite interaction qui les lie. Le 16 août, jour d'ouverture du festival, ce Beethoven soulèvera l'ovation d'un public stupéfait, ravi comme après un rapt divin.


Festival de Lucerne, Europaplatz 1, 6005 Luzern, Suisse. Jusqu'au 15 septembre. Tél. : 00-41-41-226-44-80. De 190 € à 346 €. Journée anniversaire sur Arte le 25 août à partir de 16 heures ; diffusion du concert avec Claudio Abbado le 1er septembre.