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 Bon Anniversaire PIERRE BOULEZ!

 

Nous publions les articles essentiels consacrés par

à Pierre Boulez à l'occasion de son 75ème anniversaire

consultez également les articles, en italien, de La Repubblica: cliquez sur

 


LE MONDE / 24 Mars 2000 / Page 35
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Pierre Boulez ne se soucie toujours pas de l'histoire


Un spécialiste du réflexe de Pavlov


PEU DE MUSICIENS savent s'adresser au mélomane comme Pierre Boulez. Servi par un langage extrêmement suggestif, son art de la démonstration confère la force de l'évidence aux propos les plus techniques ainsi qu'en atteste, une fois encore, le documentaire d'une cinquantaine de minutes consacré à Sur Incises. Le compositeur y révèle sur un ton divertissant le processus fondateur de sa dernière oeuvre, pour trois pianos, trois harpes et trois percussions, donnée en création à la Cité de la musique en octobre 1998.

 

Deux séances didactiques s'entrecroisent dans le film conçu par la journaliste Hélène Jarry et le réalisateur Andy Sommer. L'une, constituant la source principale, a été enregistrée à l'occasion d'un concert-lecture et l'autre, à valeur de ponctuation intimiste, dans le cadre d'une rencontre avec un petit groupe d'adolescents. Le discours assez libre, ourlé par Pierre Boulez sur le devenir chronologique de son oeuvre, s'inscrit dans un environnement documentaire qui, par son organisation virtuose illustre parfaitement l'idée de " création à partir de la création " qui motive l'existence de Sur Incises.

Plans rapprochés ou plans d'ensemble, arrêts sur image ou démultiplications des points de vue, inserts de détails de la partition ou incrustations littérales de concepts-clés, les différents modes de visualisation de la musique concourent à une présentation fouillée mais limpide de Sur Incises. De sa dualité originelle (puisée dans le matériau d' Incises, une courte page écrite pour un concours de piano) à son aboutissement insolite (une coda non dirigée qui dépend du temps musical propre à chaque instrumentiste), cette pièce tour à tour méditative et flamboyante devient ainsi familière sans rien perdre de son aura poétique. Un phénomène semblable se produit pour Boulez lui-même qui, dans cette approche multipolaire, nous apparaît sous un jour à la fois éclairant et mystérieux. cOTE COUR, COTE JARDIN

Affable côté cour (visage détendu offert au public), le compositeur loquace se mue en interprète monolithique, côté jardin... secret (masque de concentration tourné vers les solistes de l'Ensemble intercontemporain). Une leçon de Pierre Boulez, Sur Incises vaut alors comme une leçon sur Pierre Boulez. Le regard, fuyant quand il concerne l'auditoire mais terriblement pénétrant lorsqu'il investit la partition ou toise les instrumentistes, comporte une certaine part d'enseignement. Moins significative toutefois que celle dévoilée par les mains.

Le chef procède par gestes tranchés et anguleux, évocateurs d'une activité implacable voire mécanique. Le compositeur laisse ses mains s'exprimer avec humanité. Nerveux malgré une souriante entrée en matière ( " Pas trop d'enthousiasme quand même avant ", conseille-t-il au public qui l'accueille chaleureusement), Boulez triture au début la rembarde de l'estrade avec chacun de ses pouces. L'aisance retrouvée, ses mains jointes ou libres, accompagnent naturellement les paroles en façonnant d'invisibles volumes. Elles giclent quand il parle de gifle musicale et se replient sur elles-mêmes quand il relie l'écriture à l'émotion...

Cette appréciation de l'homme en filigrane d'une toile tendue entre le chef cérébral et le compositeur séduisant permet d'aller au-delà d'apparences trop sûrement exposées. Boulez a le sens de l'image et en use habilement pour caractériser un déphasage minutieux ( " Stroboscopie ") ou un timbre équivoque ( " Vacances aux Caraïbes "). Commentant son traitement des repères motiviques ou harmoniques susceptibles de guider l'écoute, il va jusqu'à déclarer : " Je suscite en vous une sorte de réflexe de Pavlov. " Telle est en effet la spécialité de Boulez, compositeur ou pédagogue qui arrive toujours à ses fins.


PIERRE GERVASONI

Une Leçon de Pierre Boulez : Sur Incises, film conçu par Hélène Jarry et Andy Sommer ; réalisé par Andy Sommer. Une production d'Idéale Audience.

 

Pierre Boulez ne se soucie toujours pas de l'histoire


Le compositeur et chef d'orchestre fête ses soixante-quinze ans en donnant soixante-quinze concerts au cours de l'année 2000. Il n'en travaille pas moins à de nouvelles oeuvres


MUSIQUE Le compositeur et chef d'orchestre
Pierre Boulez fête ses soixante-quinze ans en donnant une impressionnante série de concerts dans le monde entier. FRANCE MUSIQUES lui consacre une journée d'antenne. Elle commencera le 25 mars à 7 heures pour prendre fin le 26, à 1 heure. Arte et Mezzo apportent aussi leur pierre à cet hommage en diffusant plusieurs fois, de la fin mars à la fin avril, Une Leçon de Pierre Boulez, un film conçu par la journaliste Hélène Jarry et le réalisateur Andy Sommer. DANS UN ENTRETIEN au Monde, Boulez parle de sa musique, des raisons qui l'ont fait reprendre certaines de ses oeuvres pour les améliorer en fonction des connaissances qu'il avait acquises en pratiquant le métier de chef d'orchestre. Il parle aussi de la technique, de l'évolution des langages et de son désintérêt pour les notions d'avant-garde et de modernité.



" A quoi travaillez-vous actuellement ? - Je travaille à une pièce de piano destinée à un album que le Carnegie Hall veut constituer avec les contributions de plusieurs compositeurs pour marquer l'an 2000. Mais comme dans le cas d' Incises, qui a connu un développement avec Sur Incises, je me demande déjà ce que je ferai à partir de cette pièce de piano. - Et l'opéra ? - Il reste toujours dans un coin de ma tête mais je veux d'abord finir certaines choses qui me tiennent à coeur. Par exemple les Notations que l'Orchestre de Chicago attend depuis des années. Une est déjà achevée et les quatre autres constituent mon projet le plus immédiat. - Vous avez connu une période consacrée principalement à la révision de vos oeuvres. De la part de quelqu'un toujours désireux d'aller de l'avant, cette attitude a surpris. Quelles en étaient les motivations ? - Je jugeais les oeuvres incomplètes ou insuffisantes, principalement du point de vue de la réalisation orchestrale. C'est un domaine sur lequel j'ai peu appris quand j'étais au Conservatoire. J'ai reçu ma formation en dirigeant. J'ai donc révisé mes oeuvres de ce point de vue et d'autres du point de vue conceptuel. Si l'on compare la première version du Soleil des eaux avec la seconde, on voit bien qu'il s'agit d'une même oeuvre sous deux présentations fondamentalement différentes. Mais à partir d'un certain moment je n'ai plus retouché les oeuvres. " ...Explosante-fixe... " existe, par exemple, en version définitive. - Dans ce cas, cela a pris du temps et les différentes étapes s'apparentent moins à des révisions qu'à une extension de type " Work in progress ". - C'est une extension. L'idée première joue le rôle d'une graine. Je la plante et il en résulte quelque chose de plus grand. Incises a illustré ce processus. Après réflexion, j'ai considéré que l'idée pouvait être davantage développée. - Toutes ces oeuvres sont donc dans votre mémoire comme dans un jardin dont vous suivez l'évolution. - J'y reviens toujours. Mais les choses qui sont détachées de moi le sont définitivement. Par exemple, je ne veux pas réviser Le Marteau sans maître. Regarder mes anciennes partitions ne m'intéresse pas du tout. Les écouter non plus, sauf si je les dirige car alors je peux remarquer des éléments à développer dans une autre direction et amorcer de nouvelles pages. Ce qui m'intéresse, c'est jouer une oeuvre pour voir ce que je peux encore en tirer. - En tant que chef vous reprenez souvent les mêmes oeuvres. Est-ce une démarche semblable à celle du compositeur, qui part d'une insatisfaction vis-à-vis des réalisations antérieures ? - Il y a deux éléments. D'une part, j'ai plus de distance avec ces oeuvres-là, je ne les découvre pas aujourd'hui et donc, ayant plus de distance, j'ai plus de pouvoir pour les interpréter. D'autre part, ma technique de direction s'étant beaucoup améliorée, les enregistrements sont plus réussis. On s'en apercevra quand on comparera des interprétations qui ont vingt à vingt-cinq ans de distance. Celles d'aujourd'hui sont plus achevées que les autres. - Il en va donc différemment des créations qui évoluent sur l'axe du temps sans manifester une quelconque notion de progrès. Le passage d' Incises à Sur Incises illustre-t-il alors un mécanisme inscrit dans vos gènes de compositeur ? - Oui. Par exemple, j'ai écrit Anthèmes, une petite pièce pour violon solo qui a donné Anthèmes 2 et je pense dorénavant à Anthèmes 3, une pièce pour violon et orchestre à partir du même matériau transformé. - Sans électronique ? - Sans électronique. - Vous avez grandement contribué à l'histoire de l'informatique musicale. Les développements dans ce secteur se sont-ils accomplis dans le sens que vous pressentiez en tant que pionnier ? - Oui, dans le sens où l'électronique en direct a pris le pas sur tout le reste. J'ai conçu des oeuvres mêlant l'électronique et les instruments et je me suis rendu compte aussi en dirigeant les oeuvres des autres que s'il subsistait toujours des problèmes de synchronisation, le geste musical deviendrait totalement paralysé. Aux débuts de l'Ircam deux camps s'opposaient : les tenants de la transformation des sons en temps réel et ceux de l'opération en temps différé. J'étais d'accord à l'époque avec l'ingénieur Giuseppe Di Giugno, avec lequel je travaillais, pour faire en sorte que le geste du musicien ne soit pas handicapé mais que la machine s'adapte. C'est ainsi que Répons a été créé. - L'évolution a donc consisté à donner plus de souplesse à la création. - Absolument. Philippe Manoury a oeuvré dans ce sens et Marc-André Dalbavie aussi à une certaine époque. Mais avec ces dispositifs assez lourds les compositeurs craignent toujours que les occasions d'exécution soient uniques. Heureusement les choses s'arrangent. Pour Répons, entre 1981 et aujourd'hui, la technique s'est réduite de manière spectaculaire. L'encombrement n'est plus lié qu'à la console de son car les haut-parleurs peuvent être commandés sur place. Les contraintes sont donc provisoires. Même celles d'aujourd'hui. - De manière générale, la musique d'aujourd'hui tend vers le décloisonnement, l'hétérogé-néité du matériau. Est-ce une régression par rapport aux concepts qui prévalaient dans les années 50 ou 60 ? - On ne peut pas rester indéfiniment sur les années 50 ou 60 mais je pense qu'il y a, en effet, une certaine paresse et une régression à vouloir tout mélanger. Je suis d'accord pour qu'on élargisse le vocabulaire mais pas au point de s'extasier quand on a écrit un accord de do majeur... Il se produit actuellement un phénomène de récupération - j'emploie le mot à dessein - de l'histoire. Je ne me soucie pas de l'histoire. Beaucoup sont obsédés par la bibliothèque, alors, effectivement, l'on assiste à une sorte de régression dans la matrice comme on dit en psychanalyse. Mais en France, lors de l'entre-deux- guerres, on procédait déjà à certaines récupérations afin d'être accessible. - Quand on veut être accessible, on réalise donc des compromis. - Vous dites le mot, c'est exactement ça. Cette notion d'accessibilité me semble superficielle et produit les résultats les moins intéressants. Ces oeuvres sont très vite oubliées. Ce genre d'accessibilité peut avoir une résonance immédiate mais elle passe avec l'époque qui l'a vue naître. J'ai moi aussi élargi le matériau dans Sur Incises et l'oeuvre a eu un impact immédiat sans que j'abandonne quoi que ce soit. - Les notions d'avant-garde et de modernité, plus nécessaireme