Le triomphe à Paris


Paris, après cinq ans d'absence.


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Claudio Abbado à Paris

Deux soirées Schubert

Le Monde, 27 Février 2002

Une grande soirée

La Cité de la musique retient son souffle pour deux soirées Schubert
concert Symphonies et lieder dans le cadre de L'exposition "Aux sources du romantisme".
Double révérence à la Cité de la Musique en cette fin de mai à l'occasion des deux concerts dédiés à Schubert par Claudio Abbado et le Chamber Orchestra of Europe, et organisés dans le cadre de l'exposition thématique " L'invention du sentiment, aux sources du romantisme" (Musée de la musique, jusqu'au 30 juin).

Célébrant l'anniversaire de l'orchestre fondé en 1981 par le maestro milanais, la mezzo Anne Sofie von Otter (le 25 mai), et le baryton Thomas Quasthoff (le 28 mai) ont offert des lieder orchestrés par les continuateurs de la lignée viennoise (Brahms, Reger, Webern...).

En vingt ans, l'orchestre n'a rien perdu de sa personnalité - précision, ferveur, virtuosité. Ce qui n'est pas peu dire dans cette salle où la sécheresse acoustique ne pardonne pas la moindre hésitation.

Ainsi dans la Symphonie "inachevée", qu'Abbado prend non au pied de la lettre mais de l'esprit. En suspension, dans un étirement infini entre ciel et terre, "unfinished", il l'inscrit dans le temps circulaire d'une spirale ascendante, comme pour en différer le coup d'arrêt mortel. Abbado modèle contours et inflexions sans les accuser, retient les fins de phrases et les silences avec cette élégance de qui ne saurait différer le terme mais jouit cependant du chemin qui y conduit.

Symphonie inachevée d'un soir, qui trouvera sa résolution trois jours plus tard avec une Symphonie no9 extralucide et dionysiaque à la fois. On n'avait jamais entendu autant de couleurs, de vies multiples, de sources et de résurgences. Avec dans la tête un plan de campagne napoléonien. Et cela dans une disponibilité à l'?uvre, à la musique, qui font que tout peut arriver et surtout le meilleur. Nulle dispersion, nulle déperdition, mais un tout ramassé dans une seule main ouverte. Impressionnant Abbado. Maître et libre.

Quant aux lieder schubertiens, une fois accepté le pacte orchestral - luciférien ? la magnifique robe rouge d'Anne Sofie von Otter nous promettait des abîmes faustiens -, force est de reconnaître que lesdits orchestrateurs (en fait plus dans l'instrumentation que dans l'orchestration proprement dite) ont bien fait leur travail et que le très mahlérien Gretchen am Spinnrade de Max Reger tiendrait la route si la belle chanteuse suédoise ne manquait si cruellement de projection. Son exquise musicalité en paraît soudain bien apprêtée, son expression décorative. Si on retient un sublime et frémissant Nacht und Traüme, que dire d'un Erlkönig (il est vrai instrumenté par un Berlioz de Te Deum) surligné et finalement battu en brèche pour cause de débordement mimétique ? D'autant que le Erlkönig de Thomas Quasthoff (plus subtilement mais platement traité par Max Reger) atteindra quant à lui des sommets d'émotion.

Ce musicien-né a tout pour lui, le souffle, la puissance, l'intelligence, une palette de couleurs sidérante, un registre sans faille du grave à l'aigu, un naturel irrésistible. Il faudrait tout citer de cet art qui n'est plus tout à fait du chant, et notamment dans les pièces si finement orchestrées par Anton Webern : Tranenregen à pleurer, Der Wegweiser au-delà de toute souffrance, Ihr Bild magique de poésie. Car Thomas Quasthoff chante encore Schubert même quand s'est perdu le piano tutélaire : c'est sans doute que le Chamber Orchestra of Europe, touché par Claudio Abbado, a su raviver l'âme terrible du doux Franz.

Marie-Aude Roux