LA CHRONIQUE
 DU WANDERER
N°17

Naissance d'un orchestre
Ouverture du Festival de Lucerne

Guy Cherqui

14 août 2003

Wagner: La Walkyrie
Adieux de Wotan et Incantation du Feu
Debussy:  Le Martyre de Saint Sébastien, suite
Debussy: La Mer,
trois esquisses symphoniques

Bryn Terfel
Rachel Harnisch
Eteri Gvazava

Lucerne Festival Orchestra
Schweizer Kammerchor

Claudio Abbado



























































































Abbado et ses amis


Et voilà, le dernier né des orchestres fondés par Claudio Abbado a été porté sur les fonds baptismaux le 14 août dernier à Lucerne., cet orchestre est l’aboutissement logique du parcours artistique de Claudio Abbado. Composé du Mahler Chamber Orchestra, lui-même issu des rangs du Gustav Mahler Jugendorchester, tous deux fondés en leur temps par Abbado, mais aussi de musiciens des meilleurs orchestres européens (Berliner Philharmoniker, Wiener Philharmoniker) et de grands solistes internationaux (Natalia Gutman, le quatuor Hagen, l’Ensemble Sabine Meyer), de jeunes solistes prometteurs (Gautier et Renaud Capuçon), mais aussi d’élèves de conservatoires, cet ensemble a priori hétéroclite a un point commun, le désir de faire de la musique avec Claudio Abbado. C’est un orchestre composé de jeunes musiciens professionnels, et encadré par de grands solistes ou de chefs de pupitres tels que Georg Faust (Violoncelle, Berliner Philharmoniker), Emmanuel Pahud (Flute, Berliner Philharmoniker), Kolja Blacher (soliste, ex. Berliner Philharmoniker), Rainer Kussmaul (ex. Berliner Philharmoniker). Une sorte de phalange introuvable.

Au milieu d’eux, un Claudio Abbado radieux, reposé, enthousiaste.

Le principe de ce cycle est simple : les musiciens se rassemblent trois semaines à Lucerne (deux semaines de répétitions, et une semaine de concerts)et présentent de la musique sous toutes ses formes, musique symphonique (trois concerts), musique de chambre en formation orchestrale, mais aussi en quintette, quatuor, et les solistes et les ensembles de chambre inclus dans l’orchestre (Quatuor Hagen par exemple) se produisent au Festival dans divers lieux, avec quelques solistes comme Radu Lupu.

Lucerne , Festival fondé par Arturo Toscanini en 1938 pour concurrencer Salzbourg alors aux main des nazis est une manifestation exclusivement dédiée à la musique instrumentale, et les opéras y sont représentés en version de concert, et les concerts ont lieu essentiellement dans ce chef d’œuvre architectural de Jean Nouvel qu’est le Palais de la Culture et des Congrès. Le principe en est l’accueil en résidence des plus grands orchestres mondiaux, et l’accueil de tournées d’autres phalanges ou d’autres solistes, on verra entre autres les Berliner Philharmoniker, le Pittsbugh Symphony Orchestra, Wiener Philharmoniker, Münchner Philharmoniker, Concertgebouw…

Depuis les origines et jusqu’à 1993 le Festival de Lucerne avait une phalange en propre, le Schweizerisches Festspielorchester, et le Lucerne Festival Orchestra renoue avec cette tradition.

La semaine symphonique du Lucerne Festival Orchestra est essentiellement dédiée à la musique de la fin du XIXème et du début du XXème (Wagner, Debussy, Mahler) , on reconnaît là les affinités artistiques de Claudio Abbado et son art de tisser les rapports entre les compositeurs, et la musique de chambre à Jean-Sébastien Bach dont seront exécutés les concertos brandebourgeois le 17 août.

Le concert de gala d’ouverture du Festival offrait donc un programme où Wagner et Debussy se regardaient en miroir, puisque la première partie très courte offrait la scène finale de « La Walkyrie », et la deuxième partie, plus longue, était consacrée à la suite du « Martyre de Saint Sébastien » et à « La Mer », de Claude Debussy. La scène finale de la Walkyrie a déjà été présentée en concert à Berlin avec Bryn Terfel et le Berliner Philharmoniker en Novembre 2000 (qui a fait l’objet d’un enregistrement récent), « La Mer » est aussi une pièce entrée récemment dans le répertoire des concerts de Claudio Abbado (en 2002 avec la GMJO), mais à notre connaissance, c’est la première fois qu’il abordait les pages du « Martyre de Saint Sébastien », opéra oratorio sur un livret ésotérique de Gabriele d’Annunzio, très rarement représenté.

La scène finale de la Walkyrie laisse supposer ce que pourrait être un Ring dirigé par Claudio Abbado, que tout mélomane rêve d’entendre. Tout d’abord, une volonté affichée de laisser le texte au premier plan, et Bryn Terfel, à la diction d’une clarté cristalline semble alors le Wotan idéal , il sait adoucir, humaniser et sait surtout faire entendre le texte, bien que la voix ce soir là ait été un peu mate, moins spectaculaire que lors d’autres prestations . L’orchestre en revanche resplendit : on pouvait craindre des problèmes d’homogénéité, il n’en est rien. Il y a à la fois engagement, enthousiasme et écoute. Abbado refuse d’aborder cette page de manière spectaculaire, il en fait plutôt un monologue intérieur : l’orchestre bruisse sans être bruyant, il privilégie le son de la harpe à celui des cuivres, tout est légèreté et l’endormissement de Brunnhilde est l’occasion de cultiver l’art de la limite entre son et silence, et de vérifier l’incroyable ductilité de l’orchestre. L’incantation du feu et la scène finale deviennent alors l’extraordinaire transposition sonore d’un tableau impressionniste, où le son est composé de milliers de petites touches orchestrales qui se fondent ensemble, mais dont saisit chaque trait, chaque pointe, chaque couleur : cette extrême lisibilité ne nuit en rien à l’impression de l’ensemble, elle renforce au contraire la poésie du moment, on reste fasciné par cette vision picturale qui renvoie bien entendu à Debussy qu’on va entendre un peu plus tard. Et après la musique, ce traditionnel silence « die Stille nach der Musik » cher à Abbado, et qui montre combien le public perçoit les intentions du chef. Grand moment.

Peu exécuté, le « Martyre de Saint Sébastien » est un « Mystère » au texte grandiloquent de Gabriele d’Annunzio. Dans cette salle dont la forme et la hauteur rappellent fortement les cathédrales, ou les églises musicales (on pense, toutes proportions gardées, à l’église de la Pietà de Venise) une œuvre chorale à connotation religieuse comme « Le Martyre » trouve immédiatement ses marques. Claudio Abbado, qui depuis quelques années cherche à renforcer les effets musicaux par des effets visuels (notamment le noir absolu en fin) crée une ambiance particulière par des éclairages variés, directs ou indirects, marqués ou diffus, et par une disposition de l’orchestre et des solistes en plusieurs niveaux, orchestre, chœur , et sous l’orgue, le cor anglais et une des deux voix solistes , qui descendra d’ailleurs pour la partie finale. Ambiance qui s’efforce de créer les conditions d’une représentation sacrée grâce à la variation des éclairages, mais aussi aux mouvements du chœur quelquefois de dos, qui crée une discrète mise en scène, mais en même temps une intimité qui permet un dialogue plus direct avec l’œuvre. Le théâtre n’est jamais extérieur, jamais spectaculaire, il est seulement une manière d’entrer plus facilement dans le monde de Debussy et de d’Annunzio, il est seulement là pour nous rappeler que le théâtre, c’est tout simplement la vie.

On comprend de mieux en mieux des choix musicaux qui permettent plus que d’autres de mettre en valeur les instruments solistes et les capacités de l’orchestre, le violon solo de Kolja Blacher, l’ensemble si charnu, si somptueux des seize violoncelles menés par Georg Faust et Natalia Gutman, la flûte d’ Emmanuel Pahud – sans oublier Chiara Tonelli - . Le jeu permanent sur les limites sonores, sur les pianissimi extatiques des violons qui s’enfoncent lentement jusqu’au silence, la sollicitation des harpes et des vents, le jeu des contrastes nés d’interventions des cuivres, tout cela contribue à mettre en valeur une musique à laquelle on n’a pas rendu suffisamment justice. Dans l’orchestre d’Abbado, grâce aussi à l’extraordinaire acoustique de la salle, tout s’entend, et l’impression de touches picturales ressentie dans Wagner précédemment est renforcée, dans un jeu permanent du singulier au pluriel, du soliste à l’ensemble. Impression d’ensemble cohérent, voilà aussi ce que nous donne la vision du chœur, présent pendant tout le concert alors qu’il n’intervient que dans « Le Martyre de Saint Sébastien », pour montrer au public qu’on a affaire à une totalité, à une approche synthétique qui nous invite à tisser des réseaux de relations thématiques et musicales. Approche culturelle typique de Claudio Abbado.

En final, « La Mer », le poème symphonique modestement appelé par Debussy « trois esquisses symphoniques », qui suffoque dès l’attaque initiale ! On ne aimerait citer tous ces ciseleurs de son, les vents, les cuivres, les violoncelles et les contrebasses à la présence si forte, l’extraordinaire énergie qui se dégage de l’ensemble de l’interprétation et de l’engagement individuel de chaque musicien. Il y a dans ce travail une joie extraordinaire et communicative, de sorte qu’au crescendo final, (on connaît les crescendo d’Abbado depuis ses interprétations rossiniennes) crescendo incroyable de précision et de tension explosive, le public ne peut qu’hurler son enthousiasme.

En conclusion, nous avons assisté là à une naissance heureuse, due sans doute à l’amitié et à la joie de travailler et de faire la musique ensemble, mais comme toujours, Abbado nous rappelle que l’art est un, que tout se répond, - « les parfums les couleurs et les sons se répondent » disait Baudelaire- c’est à un merveilleux tableau impressionniste mis en musique que nous avons assisté, qui nous révèle une fois de plus une lecture du monde dans sa ténébreuse et profonde unité.



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