LA CHRONIQUE
 DU WANDERER
N°27


Tellurique


Berlin 2004
 

Frank Martin
Six monologues de Jedermann,
pour baryton et orchestre


Soliste
Thomas Quatshoff


Gustav Mahler

Symphonie n°6
Berliner Philharmoniker

Claudio Abbado
































































































































































































































Le retour de Claudio Abbado à Berlin au pupitre des Berliner Philharmoniker a été largement commenté dans la presse allemande et italienne. Nous en publions d’ailleurs l’essentiel. On ne répétera jamais assez le plaisir de se retrouver à Berlin, dans cette ville protéiforme aux souvenirs si contrastés, qui continue de panser les blessures de l’histoire. Au centre de cette ville, à l’épicentre même de la faille historique qui l’a déchirée en deux, la Philharmonie – quel nom extraordinaire, au milieu d’une ville symbole de toutes les déchirures !- salle unique en son genre, qui depuis plus de quarante ans fait l’histoire de la musique classique. Et ces derniers jours, à la Philharmonie, retentit la Sixième Symphonie de Mahler, que d’aucuns définissent comme prémonitoire de toutes les catastrophes du XXème siècle, précédée des Six monologues extraits de Jedermann, le drame-mystère de Hugo von Hofmannsthal, mis en musique par le compositeur suisse (de langue française) Frank Martin en pleine seconde guerre mondiale (1943-44, reprise en 1949), illustrant le drame central du siècle dans une musique à la fois sombre et vibrante de foi. Programme d’une couleur tragique, en contraste avec l’extraordinaire chaleur, la joie authentique du public berlinois – et des musiciens de l’orchestre, qui rayonnaient – devant le «retour du vieux Roi», comme titrait le « Berliner Zeitung » .

Pour la première fois depuis la fondation de l’orchestre, il y a 122 ans, revenait sur le podium un de ses anciens chefs. Tous moururent en charge (même si Karajan disparut trois mois après sa démission). Chacun avait bâti son orchestre, construit du neuf sur le son du prédécesseur, et l’orchestre s’était à chaque fois identifié à l’artiste qui le dirigeait. Au moment où le successeur Sir Simon Rattle essaie de façonner l’orchestre à son image, et effectue un travail d’orfèvre sur le son, sculpte l’infinitésimal, élargit encore le répertoire, mène une entreprise exemplaire d’éducation des jeunes, et essaie de travailler sur la technique et la durée, c’est l’explosion de la musique hic et nunc qui revient avec un Claudio Abbado concentrant au contraire toute son énergie sur l’instant fugitif du concert jamais répété, toujours en devenir, et sur la liberté et la joie de faire de la musique ensemble.

Et c’est de nouveau l’Idylle, interrompue deux ans, reprise dans l’instant, avec un engagement, une joie de jouer absolument intactes. « Comme s’il n’était jamais parti » disent tous les berlinois interrogés. Même les musiciens qui ont quitté l’orchestre sont revenus l’espace d’un soir, même ceux qui n’ont jamais ménagé leurs critiques en privé, expriment leur joie. « Hab’ das niemals erlebt » (« je n’ai jamais vécu cela », dira une spectatrice sonnée). Et tous, musiciens comme public, l’appellent avec affection Claudio. Ce retour a été précédé par une ruée sur les billets, par une foule de panneaux « Suche Karte » brandis par des malheureux spectateurs privés de places déjà deux cents mètres avant la Philharmonie. Tout cela montre combien Claudio Abbado a marqué Berlin d’une empreinte profonde, et aussi combien il a compris cette ville et ses habitants. On remarquera aussi de nombreux jeunes dans le public, ce qui par les temps qui courent est assez rare dans les concerts, notamment aussi exigeants.



Le programme proposait, comme nous l’avons déjà écrit plus haut, une oeuvre peu connue, Six monologues extraits de Jedermann (de Hoffmannsthal), mis en musique par Frank Martin, et chantés par Thomas Quasthoff avec une intensité et une expressivité rares. Cette musique, qui fait entendre sur les paroles de Hoffmannstahl un Dieu terrible et implacable, une sorte de Pantokrator, sonne comme un sombre dialogue entre les cordes, les cuivres et les percussions. Elle provoque une concentration inouïe , propose une foi sans concessions, au milieu des moments tragiques que le monde traverse (nous sommes en 1943 - même si la version pour orchestre est de 1949). La voix de Quasthoff sonne, à la fois spectrale et douce: on comprend pourquoi cet artiste, sans doute le plus grand mélodiste aujourd'hui, qui commence malgré son handicap à chanter à l’opéra, a refusé Alberich. Ce rôle terrible, sans lyrisme, met mal à l’aise un chanteur qui a un timbre à la fois aussi profond et aussi doux et sensible.

Une fois de plus avec Claudio Abbado, nous entendons une pièce peu connue, qui frappe immédiatement et surprend par sa profondeur : les Berlinois, sont comme à leur habitude admirables par une technique sans faille et un engagement étonnant, et, avec Thomas Quasthoff,ils imposent au public l'évidence du recueillement .

La Sixième de Mahler est une symphonie assez peu exécutée par Claudio Abbado, et peut-être plus extravertie que d’autres: c’est un monument d’1h20 de musique faite de trois mouvements contrastés, violents, et d’un mouvement lent, plus lyrique, où Mahler laisse libre cours au sentiment de la nature qui l'habite. Le plus souvent ce mouvement lent est exécuté comme troisième mouvement, et un doute subsiste quant aux véritables intentions de Mahler. C'est pourquoi Claudio Abbado a choisi , au nom de la fidélité à l'exécution originale, de replacer le mouvement lenten seconde position. Déjà avec le même orchestre Sir John Barbirolli l’avait enregistré dans cet ordre, comme nous l’a opportunément fait remarquer notre ami – et membre du CAI- Achille Maccapani, mais aussi Simon Rattle avec le City of Birmingham Symphony Orchestra . Pour l’auditeur il est indéniable que ce choix crée des conditions plus équilibrées, après un premier mouvement où règne à la fois une tension extrême et une complexité sonore faite de violents contrastes et d’un fractionnement du son à l’infini, un hurlement sans pitié d’une musique qui déchire et laisse pantois l’auditeur et spectateur. Le mouvement lent, fait à la fois de cette expressivité si particulière de caractère nostalgique mais aussi passionné, de cette passion qui tire les larmes, permet la concentration profonde, après la stupéfaction initiale donnée par le premier mouvement

Citons aussi, entre autres merveilles le début du quatrième mouvement, explosion des vents, des harpes et des cordes qui provoque une dilution de la musique entre tous les instruments et instille quelque chose de l’ordre de la vibration qui parcourt tout l’orchestre comme une contagion sonore . Citons évidemment le fortissimo final, tellement brutal, tellement violent, tellement dur et sec qu’il surprend non seulement le public, mais même le chef qui laisse échapper une expression sans équivoque. Certes, l’aspect spectaculaire et monumental est accentué par la variété des instruments, quatre harpes, deux célestats, des clochettes de vache (pour la première fois) , une cloche dissimulée en coulisse, mais aussi ce marteau impressionnant, construit ad hoc pour la soirée, sorte de marteau de géant fafnérien qui ajoute à l’impression d’énormité inhabituelle. Beaucoup d'études ont été menées pour fabriquer un marteau qui puisse produire le son voulu par Mahler qui désirait des coups "brefs, puissants mais sombres de par leur résonance, de caractère non métallique comme un coup de hache". Cette énormité pourrait étouffer tout dynamisme, mais au contraire, comme un corps parcouru d’une sève juvénile, elle se révèle d’une incroyable plasticité. Le spectateur reste béat devant l’incroyable maîtrise technique de l’orchestre : une technique sans scories (effet Rattle ?), des sons pleins, nets, et tout cela allié à un enthousiasme et un engagement visibles sur tous les visages, concentrés sur leur désir de tout donner. La presse allemande, dans divers articles, souligne que les berlinois ont joué pendant ces soirées comme si c’était la dernière fois, avec l’énergie du désespoir, « comme s'il en allait de leur vie », a écrit un journaliste. Les musiciens eux-mêmes interrogés n’ont pas su s’expliquer et se contentent seulement de répondre modestement que l’ambiance était vraiment différente pendant ces soirées. Nous avions sans doute oublié qui sont les berlinois, et nous avons encore une fois vérifié l’harmonie fusionnelle entre orchestre et chef, l’incroyable précision de tous les pupitres, avec un faible pour le hautbois (Mayer !), la flûte (Pahud !), les cors emmenés par Stefan Dohr, jusqu’au visage très expressif et très heureux d’un Wilfried Strehle ! On n’oubliera pas non plus les percussions ni les harpes, ou le violon solo ou…ou….

Souvent Mahler provoque une forte émotion interne, qui conduit au repli sur soi, à la commotion, aux larmes, ce soir, nous sommes pris par des sentiments extrêmes qui vont de l’émotion individuelle jusqu’à quelque chose de l’infini pascalien, sentiment différent, né de cette fureur divine , sorte de thambos grec qui nous terrorise d’une terreur sacrée, quelque chose qui a à avoir avec des sentiments primaires, la peur, la stupeur, le sentiment de transcendance qui vous prend devant des monuments impossibles à embrasser des yeux d’un seul coup. Tellurique.



Cette exécution magique sera retransmise le 11 juin prochain à 20h par France Musiques et a été enregistrée par Deutsche Grammophon dans le cadre du projet Abbado/Mahler/Berliner.

Rendez-vous l’an prochain, avec une structuration semblable du programme, qui met en regard Berg (7 frühe Lieder) et la Symphonie n°4 de Mahler avec Renée Fleming: inutile de chercher des billets, c’est déjà complet.
























































































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