LA CHRONIQUE
 DU WANDERER
N°25


L'oeuf et la plume
Così fan tutte à Salzbourg


Guy Cherqui

3 avril 2004
Osterfestspiele
Salzburg
 

Così fan tutte

Wolfgang Amadeus Mozart


Cecilia Bartoli
Fiordiligi


Magdalena Kožená: Dorabella

Kurt Streit
Ferrando

Gerald Finley
Guglielmo

Despina
Barbara Bonney

Sir Thomas Allen
Don Alfonso

Berliner Philharmoniker
European Voices

Sir Simon Rattle

Mise en scène: Ursel et Karl Ernst Herrmann

Décors et costumes: Karl Ernst Herrmann































































































































































































































Grande joie de se retrouver à Salzbourg après deux années d’interruption, joie de revoir les lieux, l’ambiance, de voir se raviver des souvenirs impérissables, mais aussi de constater les changements et les évolutions, joie de revoir Michael Dewitte, jeune intendant du Festival, mais aussi amertume de constater ici jusqu’à l’absurde que le droit d’entendre les plus belles voix du monde et le meilleur orchestre au monde réservé au cercle étroit des privilégiés richissimes : on pleure des larmes de crocodiles sur l’absence des jeunes du monde de la musique classique, accusant les radios, le manque de diffusion, la pratique musicale absente, les politiques culturelles élitistes, mais le premier motif n’est-il pas l’impossible accès à des spectacles dont les prix des billets affichent des sommets que nous avons honte à citer…Tant que la musique classique d’élite sera grosso modo le champ clos des capitaines d’industrie et des princesses à la retraite, public captif et obligé, quelquefois hélas inculte (comme nous l’ont montré des applaudissements intempestifs au milieu du final du Così fan Tutte - hé oui, même à la Mecque mozartienne, Mozart n’est pas aussi connu qu’on le souhaiterait), elle ne survivra que par le bon plaisir de ces sponsors obligés, et non par le goût retrouvé d’un très large public.

Heureusement, il y a à Salzbourg quelques places réservées aux étudiants, heureusement, des chefs comme Abbado ou Boulez acceptent volontiers la présence de public aux répétitions, heureusement, les prix des représentations ordinaires des spectacles restent à peu près abordables, mais enfin, quel gâchis !

Le programme de ces Osterfestspiele 2004 est très intéressant : deux opéras de Mozart, l’un en version scénique, Così fan tutte, l’autre en version concertante, Idomeneo (donné à Lucerne en septembre 2003), un concert monographique dédié à Bartok dirigé par Pierre Boulez, un concert dédié à la musique française de Ravel, Debussy, Poulenc, avec en contrepoint une pièce du compositeur anglais favori de Sir Simon Rattle, Thomas Adès. L’an prochain, Britten sera à l’honneur car « Peter Grimes » fera son entrée au répertoire du Festival de Pâques, et la série de concerts distillera chaque soir une pièce différente du compositeur britannique, au milieu d’un programme qui ira de Mozart et Schubert à Chostakovitch. Un programme authentique de Festival, avec des pièces peu « racoleuses », bien dans le style de Sir Simon Rattle.

Ce soir, la présence dans le cast de Cecilia Bartoli, blessée au pied et boitillant légèrement, suffisait à remplir la salle.

Alors que l’on projette dans les salons du Festspielhaus le projet de rénovation du « Kleines Festspielhaus » avec pour motto « La Maison pour Mozart », privilégiant une salle de capacité moyenne (1600 places), on peut constater que Sir Simon Rattle n’a pas hésité à présenter « Così fan tutte », opéra considéré comme intimiste, sur le vaste plateau du Grosses Festspielhaus. L’acoustique extraordinaire de la salle, le son incroyable des Berlinois, a montré que le pari, de ce point de vue au moins était réussi. Au contraire d’autres salles, le Grosses Festspielhaus, même dans les places les plus éloignées et les plus hautes, favorise une relation de proximité assez étonnante avec la musique.

« Così fan tutte » est une oeuvre que Sir Simon Rattle connaît bien et a enregistré chez EMI (une très bonne version d’ailleurs). C’est aussi pour le Wanderer, un bon moyen de remettre en perspective l’expérience abbadienne de février-mars dernier , tant sur le plan de l’interprétation musicale que scénique.

Un œuf et une plume, suspendus à un fil de balancier, entourent l’ouverture de scène. Un œuf de pierre gît sur fond de plateau vide. Une plume tombe des cintres.

Tout peut commencer.

Silence, noir absolu. Un rai de lumière. Un homme s’approche, vêtu en Monsieur Loyal sorti de la Famille Adams. Il est au centre de la scène. Surgit alors sur un praticable situé là où l’on situe habituellement le trou du souffleur, une esquisse de labyrinthe.

Tout peut commencer.

Des jeunes gens en habit de soirée, masqués, en arrière plan, deux hommes, et une femme (Dorabella ?) jouent au badminton, une autre les observe (Fiordiligi ?). Au premier plan, des escrimeurs qu’on devine être Guglielmo et Ferrando, avec Don Alfonso en arbitre.

L’action commence.

Dans cette société où visiblement on s’amuse, qui pourrait être la bonne société de Naples, certes, mais aussi une station thermale, un club privé pour jeunes gens riches et oisifs, on va jouer à parier sur la fidélité : l’œuf ? la fidélité, la continuité. La plume ? « comme la plume au vent la femme est changeante ».. Plus on avance dans l’œuvre et plus le poids de la plume entraîne le balancier.

La scène : un plateau nu, laqué de noir. Un œuf de pierre, deux paravents, quelques accessoires. Des projections au fond d’une nature luxuriante d’abord à ras, puis envahissant progressivement le fond de scène. La référence japonaise est évidente.

Un chemin au fond, sur toute la largeur de la scène, enfoncé sous le plateau permet à quelques spectateurs muets et masqués de regarder l’action, comme un chœur antique qui commente : on les retrouve au moment du départ pour l’armée, au moment du mariage, au retour des deux héros. Le chœur n’est plus composé de (faux) soldats payés par Don Alfonso ou de (faux) paysans, mais il joue simplement son rôle de chœur, masqué, en habit de soirée, vaguement fêtard, vaguement diabolique, en tous cas, la tribu, la cour méphistophélique de Don Alfonso. Méphistophélique aussi la Despina, sorte de « diablotine » au costume étrange, une jupe lie de vin à cornes sataniques, une houpette sur une chevelure impeccablement laquée et fixée (là encore, la référence à la famille Adams) et un tablier en forme de string. Tout cela n’est pas sérieux reste très ironique, très distancié (la référence à la famille Adams est claire) Don Alfonso, tantôt vêtu d’une redingote à queue trop longue, comme chez les clowns, tantôt d’une sorte de robe de chambre luxueuse, c’est un peu Mephisto à la maison qui se lance dans des expériences bizarres.

Quant à nos héros , ils commencent en escrimeurs, puis se déguisent en Samouraïs (beau jeu de scène avec leurs manteaux), et leurs amies, de pures petites filles perverses, tout de blanc vêtues, avec de jolies socquettes bleues pour Dorabella, puis en adolescentes vaguement yéyé, en vert et rose pastel.

Avec de tels présupposés, on aura compris que rien n’est vraiment pris au sérieux, et très référencé sur un XVIIIème pervers et joueur, ou l’on joue en permanence le jeu de la plume, le jeu de la légèreté. Même le sérieux initial des jeunes filles tombe à plat : peut-on chanter « Smanie implacabili » ou « Come scoglio » vêtue en petite fille modèle ? D’où les jeux de scène exagérément exagérés d’une Bartoli boitillante ou le dramatisme à la Sarah Bernhardt d’une Dorabella jouant à la femme fidèle.

Conformément à la tradition dramaturgique allemande, nous sommes sans cesse contraints de décoder les intentions brechtiennes des deux metteurs en scène. Distanciation, intellectualisation,artifice produisent un jeu très marqué : la manière dont Thomas Allen/ Don Alfonso dit le texte, en l’articulant à l’excès, en le mâchant, en appuyant sur chaque syllabe, en exagérant chaque silence, est à la fois complètement antinaturelle et contribue à jouer un théâtre dans le théâtre qui cependant ne trompe personne : Dorabella du coin de l’œil suit toute la farce, tapie dans un coin, on joue à la surprise, on joue à l’amour, on joue au drame et à la férocité…on ne se prend jamais vraiment au sérieux , même le continuo (Rachel Andrist) qui fait pleinement partie du spectacle, sur scène .

Tout cela serait très intelligent et très stimulant si les idées fusaient pendant tout le spectacle : malheureusement, une bonne moitié du premier acte (la seconde) se traîne, les chanteurs acteurs peinent à occuper l’immense espace, et la deuxième partie, beaucoup plus difficile encore à cause des nombreux monologues, manque d’originalité dramatique, autant la tempête finale du premier acte nous laisse à peu près satisfaits, autant les solutions banales trouvées pour la farce finale et le mariage de l’acte II, puis pour les retrouvailles, nous laissent sur notre faim : on n’a pas été jusqu’au bout.

D’autant que la légèreté affichée est une légèreté de façade, elle est justement « affichée », « affirmée », mais il reste quelque chose d’inquiétant pendant tout le spectacle, des ombres, ce chœur masqué sorti d’un espace hoffmannien, des silences insistants et prolongés, tant au texte que dans la fosse, des ralentissements qui vont jusqu’à l’étirement insupportable qui semblent nous dire : ce n’est pas si léger, ce n’est pas si simple, ce n’est pas si souriant et les quatre protagonistes ne finissent pas au lit, comme chez Martone, mais enfermés et prisonniers dans le labyrinthe initial qui les engloutit au final.

Ce travail des Hermann à qui l’on doit, il faut le dire des spectacles admirables comme La Clémence de Titus à Bruxelles puis à Salzbourg en 1992 , puis toujours à Salzbourg de nombreux spectacles dont je retiens notamment les Boréades et Ombra felice, me paraît un peu moins convaincant. Ce n’est pas le parti pris clair de stylisation et d’occupation « par le vide » du vaste espace à leur disposition qui gêne ici; ce qui gêne, c’est l’impression que tout est dit assez vite et que le spectacle ne trouve jamais vraiment son rythme et ne respire pas suffisamment, on finit hélas, par trouver le temps long.

A ce spectacle néanmoins intéressant répond une fosse là aussi pas vraiment en cohérence. On se souvient comment Rattle avait emporté « Les Boréades » de Rameau au rythme de la mise en scène de ces mêmes Herrmann. Ici il ne réussit pas à nous convaincre complètement. Certes, il faut absolument exprimer l’admiration éperdue que suscite la performance technique et musicale des Berliner Philharmoniker, le son des 45 musiciens présents étonne par sa rondeur, par les détails incroyables, par sa clarté cristalline (Rattle y est pour quelque chose bien sûr) , on allait dire qu’on avait oublié cet orchestre absolument unique. Mais l’interprétation proposée par Rattle nous semble cependant en retrait par rapport à ce qu’on a pu entendre ailleurs. Non pas que ce que nous entendions soit discutable, mais semble à la fois peu cohérent avec ce que nous voyons, bien que le jeu des silences et de la diction des chanteurs soit particulièrement suivis par Rattle, et d’une couleur « déjà vue ». Au fond l’approche musicale est très traditionnelle, quelquefois un peu lente, trop sérieuse (l’importance donnée aux cuivres..), plus « mise en scène » que vitale (L’enregistrement de Rattle ne nous semblait pas aussi lent). Riccardo Muti, à Salzbourg dans les années 1980 allait beaucoup plus loin ; quant à Claudio Abbado, il est sur une autre planète, où la fosse gouverne et fait partie du théâtre , alors qu’on a l’impression ici que la fosse accompagne la scène sans vraiment trouver de solution fusionnelle. Avec ce Così fan tutte, Rattle nous fait retourner quelques années en arrière, avec un son des Berliner qui nous émerveille et nous étourdit comme au temps de Karajan, du son, oui, mais de la vie, pas vraiment.

Les chanteurs évidemment sont dans l’ensemble d’un niveau supérieur à ce que nous avons pu entendre à Ferrare ou Modène le mois dernier, on peut discuter Cecilia Bartoli, avec son allure un peu vulgaire, un peu « sale gosse », qui donne à Fiordiligi un style « Spaccanapoli (1)» : on peut discuter une voix et une émission particulières, très personnelles, qui ne me conviennent pas personnellement, mais on ne peut discuter la performance technique absolument parfaite voire hallucinante. Indiscutable en revanche la Dorabella de Magdalena Kožená, la grande triomphatrice de la soirée. Enfin une grande Dorabella.

Kurt Streit , mis à part quelques difficultés initiales, se tire avec honneur d’un rôle assassin, ainsi que Gerald Finley, assez impersonnel cependant dans Guglielmo. Thomas Allen en revanche donne une allure et un style à Alfonso d’une élégance qu’on n’avait pas vue depuis longtemps, ce chanteur admirable fait entendre le texte de manière irréprochable, ce qui n’est pas le cas de Barbara Bonney, car outre ses difficultés avec l’italien dans les récitatifs, elle est incapable de produire autre chose qu’une bouillie sonore.

Une spectacle déconcertant, intéressant, intelligent, un beau spectacle de Festival, qui cependant ne réussit pas à emporter l’adhésion.

(1) Spaccanapoli est le vieux quartier populaire de Naples





























































































































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