LA CHRONIQUE
 DU WANDERER
N°21


Leçon de vie

Guy Cherqui

Ferrare, 15 (générale) et 19 février 2004

W.A.Mozart
Così fan tutte

Rachel Harnisch
Eteri Gvazava
(Fiordiligi)
Anna Caterina Antonacci

Stella Doufexis
(Dorabella)
Nicolà Ulivieri

Markus Werba
(Guglielmo)
Charles Workman

Saimir Pirgu
(Ferrando)
Ruggero Raimondi

Andrea Concetti
(Don Alfonso)
Daniela Mazzucato

Cinzia Forte
(Despina)

Choeur Athestis
Mahler Chamber Orchestra
Claudio Abbado






























































































































































































































Così fan tutte, répétition générale. Final Acte I. D’un geste impérieux Claudio Abbado impose à l’un des chanteurs de bondir littéralement vers la sortie. Parallèlement, l’orchestre accélère à un rythme à la limite du soutenable le crescendo final. Tout est dit car tout est là, dans le regard total du chef, qui soutient chant et musique, mais qui exige aussi l’accord total avec la mise en scène. Tel est le chef de théâtre, qui ne conçoit pas le spectacle sans harmonie de toutes ses composantes. Voilà ce à quoi on nous a conviés à Ferrare, quatre ans après une première série de représentations déjà exceptionnelles.

Claudio Abbado ignore dans sa démarche ce que peut être la routine. Reprendre un spectacle, c’est le revisiter de fond en comble, c’est relire et réétudier la partition… toujours sur le métier... On a pu reprocher à ce chef de revenir sans cesse sur les œuvres, de se renouveler à pas de clerc. Mais ce retour est toujours un « aller plus loin », un « aller ailleurs ». Chez Abbado, la reprise n’existe pas.

Aussi faudrait-il regarder ce spectacle avec l’œil naïf de la première fois, même si nous avons tout de même encore bien présent à l’esprit le spectacle ébouriffant de l’an 2000.

La conception d’ensemble de la soirée reste la même, l’intelligence de la mise en scène de Mario Martone réside dans une apparente simplicité des moyens au service de pistes d’interprétations multiples . On a beaucoup écrit sur Così fan tutte, qui peut être l’opéra bonbonnière par excellence ou la construction intellectuelle absolue : entre Michael Hampe (à Salzbourg et à la Scala) et Hans Neuenfels (à Salzbourg sous Mortier) il y a un abîme. La conception de Martone est exactement entre les deux. On peut lire le spectacle de manière totalement naïve et se laisser porter par la farce, on peut aussi commencer à fouiller les intentions, et tomber là aussi dans une sorte d’abîme où tout se répond.

Comme en son temps Luca Ronconi, Mario Martone nous renvoie d’abord à l’idée de théâtre. Le dispositif apparemment très simple, est en réalité structuré autour de la scène comme lieu central, nous ne sommes pas à Naples, nous sommes au théâtre et nous jouons tous le jeu de l’illusion : les bateaux sont en toile peinte, la mer au fond est une belle image, et le centre même de l’espace est une scène sur la scène, où deux lits trônent comme l’origine et la fin des choses (il s’agit au fond, d’une histoire de coucherie), où la scène finale devient encore une scène supplémentaire limitée par des murs en draps, comme dans les tréteaux de compagnies ambulantes. On joue sans cesse dans des espaces différents, qui sont autant de lieux de théâtre. De plus- et Claudio Abbado affectionne le dispositif, qu’on a vu dans « Don Giovanni » de Lorenzo Mariani à Ferrare, et dans « Il Viaggio a Reims » de Ronconi- des praticables entourent l’orchestre, littéralement enserré dans le jeu des chanteurs : Que le chef arrive au deuxième acte du fond de scène et non venu des dessous, qu’il pénètre dans l’orchestre par l’espace de jeu et non par la fosse, et tout est dit : il n’y a pas de scène, de fosse et de salle, il y a un seul élément, le théâtre –scène et salle - où le public d’ailleurs est sollicité par la proximité des chanteurs, qui sont parfois au milieu de la salle, qui chantent au plus près de certains spectateurs des loges latérales, loges d’ailleurs utilisées soit comme appartement de Despina, soit de Don Alfonso, les deux « metteurs en scènes » de la farce.

Face à cet espace de jeu qui se veut total et unique pour une histoire qui est au fond la nôtre, nous devons par force jouer la convention : les deux amants sont à peine déguisés, bien vite ils laissent leurs turbans pour ne plus avoir qu’une vague moustache tracée au crayon comme signe de travestissement, interchangeables, là où on les croyait être uniques – « parce que c’était lui, parce que c’était moi ! »- l’un vaut l’autre, et que la plus belle histoire d’amour n’est qu’une farce (ou, allez, soyons moins cyniques, l’amour vu comme pur jeu et pure joie) qui s’arrête au lit.

L’interchangeabilité des êtres est d’ailleurs un thème que Martone affectionne dès le départ : les deux dames s’échangent ou se volent l’une l’autre les portraits de leurs sigisbées, et on ne sait plus bientôt qui est avec qui (Neuenfels à Salzbourg, dans une mise en scène qui valait bien plus que ce qui en a été dit, les avait habillés tous de la même façon et de la salle il était bien difficile de savoir là aussi qui était qui). La vision du monde qui nous est proposée est étonnamment proche de notre vision des rapports individus entre eux aujourd’hui, revendiquant l’autonomie de leurs choix et de leur corps, et la morale de Despina qui est celle de la pleine indépendance revendiquée de la femme revenue des illusions sentimentales est bien servie par la maturité de Daniela Mazzucato.

L’opéra pourrait être en ce sens le moment du passage à l’âge adulte, où les couples pleins de jeunesse et d’illusions apprennent que la chimie amoureuse est aussi un jeu sur les apparences et que cette prise de conscience les conduit à un mariage qui est « de raison » tout autant que « d’inclination ». Faut-il voir d’ailleurs dans l’image finale où les deux couples se jettent sur un lit commun vaguement « échangiste » une autre piste, plus proche des jeux de la cinéaste Coline Serreau dans « Pourquoi pas » ? En tous cas, l’espace consenti par la lecture du livret permet tous les possibles.

Le couple Despina-Alfonso est d’ailleurs très stimulant dans son rôle de « metteur en scène » du livret dans les deux distributions applaudies à Ferrare. Le couple Mazzucato-Raimondi, sorte de couple mature à la Laclos, de deux libertins vaguement philosophes revenus de leurs illusions est au fond plus proche de l’esprit du XVIIIème que le couple plus juvénile Forte-Concetti, plus immédiatement jouisseur donnant une image peut-être plus vraie de ce que deviendront les deux couples-cobayes. Moins manœuvriers et moins « roués » que les précédents, Cinzia Forte et Andrea Concetti jouent la farce – la burla de Falstaff-, les deux autres sont des alchimistes de l’amour, comme chez Neuenfels où ils se lançaient dans une expérience d’entomologiste : observer les bestioles dans le bocal jouer aux jeux de l’amour. Et dans cette conception la charge affective et historique de Ruggero Raimondi est irremplaçable : celui qui pour tous les spectateurs fut le Don Juan des trente dernières années reste le Don Juanesque théoricien du principe de plaisir et sa présence physique est écrasante. Etait-il d’ailleurs utile de poser des cailloux de lave sur scène évoquant les enfers ? On peut en douter : l’enfer ici n’a rien à voir car nous ne sommes pas dans la métaphysique, nous sommes dans l’empirisme, y compris lorsque l’on caricature Messmer et le magnétisme.

Au service de l’entreprise, au centre du système, l’orchestre et Claudio Abbado. La mécanique diabolique du livret est servie ici par une mécanique orchestrale parfaitement huilée…Et l’adéquation entre le chef et le metteur en scène est totale : le traitement du continuo dans les récitatifs au violoncelle et clavecin en est un signe qui donne au texte une couleur particulière. Le Mozart que nous avons entendu est un Mozart vif, étonnamment jeune, quelquefois violent, un Mozart couleur « Amadeus » dans la vision de Forman ; il n’y a pas de complaisance sucrée, les rythmes sont syncopés, les ensembles menés à un train d’enfer, mais les moments plus lyriques empreints d’une couleur plus mélancolique, voire plus sombre ouvrent un espace infini à la souffrance . L’accompagnement des airs de Fiordiligi est à ce titre exemplaire et les doutes du personnage sont pratiquement plus expressifs à l’orchestre que dans le chant. C’est ce Mozart où la joie et le plaisir alternent avec la désespérance, parce que nous sommes toujours à l’extrême des sentiments où le rire et la farce très vite laissent place au revers de la médaille : les larmes et la tristesse, comme dans le dialogue Guglielmo-Ferrando où Guglielmo émet ses doutes sur Dorabella, menant Ferrando à l’absolu désespoir. Cette vision peu « harmonieuse » des sentiments humains, vision écorchée où l’homme est à nu, est servie par cette direction au plus près de la vie et de la respiration des êtres : il n’est que de voir l’attention avec laquelle Abbado suit chacun des artistes, avec laquelle il épouse avec son orchestre jusqu’à leurs difficultés.

Dans une vision aussi globale, aussi totale de l’œuvre théâtrale, ce qui compte essentiellement, c’est l’effet d’ensemble, et la première qualité des deux distributions est leur adhésion totale au projet du chef et du metteur en scène. Avec sous ce rapport un léger avantage à la distribution plus « jeune » (Gvazava, Doufexis, Forte, Concetti, Werba, Pirgu), sans doute moins aguerrie, moins techniquement au point, mais peut-être plus homogène que la première , vue en répétition générale, (Harnisch, Antonacci, Mazzucato, Raimondi, Ulivieri, Workman). Il reste néanmoins que pris individuellement certains chanteurs suscitent tout de même quelques réserves dans leurs prestations : Rachel Harnisch et ses graves détimbrés, malgré une voix ronde et bien posée, Stella Doufexis absolument inexpressive dans Dorabella, Eteri Gvazava aux sons fixes et techniquement assez loin des exigences de Fiordiligi, Saimir Pirgu appréciable par son naturel mais franchement agaçant dans ses passages un peu trop imprécis (au contraire de Charles Workman, au chant hyper contrôlé en permanence) . Reste une Antonacci confondante de maturité et d’aisance, un Ulivieri juvénile à la voix d’une grande présence, et deux couples opposés mais chacun dans son ordre impeccable, Daniela Mazzucato personnage impayable en soubrette rouée, et Ruggero Raimondi, dont la voix n’est bien sûr plus ce qu’elle était, mais dont la présence reste formidable dans son personnage distancié, revenu de tout, vaguement ennuyé d’avoir à démontrer ce qui lui paraît évident : une référence ! et face à eux une Cinzia Forte, plus vocale et plus jeune, plus fraîche aussi que Mazzucato, aussi, mais moins « cynique » et moins « dangereuse », et un Andrea Concetti élégant, moins diabolique et plus joueur, plus engagé dans le désir aussi, que son grand aîné.

On sent bien cependant que les problèmes de distribution dans un autre contexte musical et scénique, auraient pu peser de manière plus lourde dans l’appréciation du spectacle.

Grâce à l’intelligence de cette entreprise collective, nous sommes sortis satisfaits, car c’est bien ce Mozart là que nous aimons, tranchant, déchiré, lacérant, effrayant de cynisme, mais aussi de tendresse réprimée, loin du Mozart caramel mou que tant de théâtres, et pas des moindres continuent de nous imposer. Le grand architecte en est évidemment Claudio Abbado, qui tient tout à bout de bras, et qui fait oublier les imperfections çà et là constatées parce que nous sommes là non pour soupirer pour des trilles non faites ou des acrobaties vocales absentes mais pour vivre le jeu de la vie, avec Mozart, et c’est bien là ce qui compte.






















































































































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