La chronique du Wanderer

Le Wanderer - en français "le voyageur", rend compte de ses itinérances, de ses observations, de ses colères et de ses rencontres avec l'exceptionnel. Chacun de nous est le Wanderer: il suffit de nous envoyer un texte qui concerne la musique et plus particulièrement l'activité de Claudio Abbado, et nous le publierons!

Aujourd'hui le Wanderer rend compte du concert donné par Claudio Abbado et la Mahler Chamber Orchestra à Reggio Emilia le 27 février 2003.

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La chronique du Wanderer
N°15



La Musique comme source de vie




ILe moment était attendu: d’abord un seul concert, puis deux, puis trois: l’abbadien ne pouvait qu’être ravi de ces apparitions de Claudio Abbado à la tête de la Mahler Chamber Orchestra à Ferrare et à Reggio Emilia. Au programme, Berlioz, Chostakovitch, Beethoven, Mahler. Tout le petit monde des abbadiens s’est donc retrouvé en Emilie Romagne pour applaudir le Maestro. Outre les concerts, les diverses répétitions, qui cachent souvent un authentique concert étaient destinées aux enfants des écoles, aux associations (y compris pour la réinsertion des détenus). L’engagement de Claudio Abbado pour la diffusion de la musique est une donnée permanente de son activité : les répétitions ouvertes pour les étudiants des conservatoires, les concerts gratuits et supplémentaires pour les écoles ou simplement pour les habitants sont désormais partie du paysage qui accompagne toute série de concerts de Claudio Abbado en Italie, et ailleurs.

C’est sans doute ce qui rend chaque rencontre exceptionnelle, chargée de significations qui vont bien au-delà de la simple audition musicale, comme par exemple à Ferrare le drapeau Arc en Ciel de la Paix qui lui a été remis, et qui a accompagné l’exécution d’un des concerts, comme pour dire : la musique est au service de la paix.

Le Wanderer du jour était à Reggio Emilia, dans ce merveilleux Teatro Valli où d’ailleurs Claudio Abbado a dirigé régulièrement depuis 1962. Le programme proposait en première partie les Kindertotenlieder et les Rückert-Lieder de Gustav Mahler, en seconde partie la 7ème Symphonie de Beethoven, une des œuvres chéries du répertoire de Claudio Abbado.

Un programme à la fois fait de recueillement et de mélancolie, et d’énergie dionysiaque, qui permettait au public de percevoir deux aspects du monde musical qui accompagne Claudio Abbado depuis des décennies.

L’interprétation des Lieder de Mahler dépend étroitement de la voix qui les chante : Matthias Goerne, Thomas Quasthoff, Anne Sophie von Otter, Waltraud Meier ont ces dernières années participé à des concerts dirigés par Claudio Abbado . On se souviendra longtemps de l’osmose entre l’orchestre, le chef et Waltraud Meier dans les Rückert-Lieder donnés l’an dernier avec les Berliner Philharmoniker, en tournée comme à Berlin, on se souviendra aussi de Ich bin der Welt abhanden gekommen chanté par Quasthoff en Septembre 2001, en pleine tourmente due aux attentats des Twin Tower.

Autre interprète, autre orchestre, autre moment : Anna Larsson, grande spécialiste du répertoire mahlérien, possède une voix de contralto très chaude, très ronde, d’une technique impeccable avec un sens du legato qui donne à son chant une grande fluidité. La voix malgré tout manque de projection, du moins c’est ce qu’on percevait de la place où j’étais, mais on gagne en lyrisme ce qu’on perd en dramatisme : là où Waltraud Meier était dans le drame, Anna Larsson est déjà au-delà, déjà dans les limbes où la musique n’est plus « in medias res », mais déjà une réécriture d’un drame dépassé, résolu dans l’existence même de l’écriture musicale.

Il est clair que cette voix convenait parfaitement aux Kindertotenlieder, qui ouvraient le concert, ces vers terribles, qui chantent la mort d’enfants, la plus grande des douleurs : Gustav Mahler met en musique l’indicible pour transcender la douleur et la dominer. La mise en musique de la douleur, ici celle de Rückert, qui perdit ses enfants, là celle de Mahler, qui ne cesse de mettre en son sa propre douleur comme pour l’exorciser est un élément central de la démarche artistique. Cette douleur mahlérienne, voilà un élément qui fascine Abbado, et qui la lui fait partager, lui qui a plusieurs fois affirmé la valeur thérapeutique de la musique et le rôle qu’elle a joué dans la manière dont il a pu dominer et vaincre la grave maladie qui l’a frappé. Il y a donc, au sens baudelairien du terme, une vraie correspondance entre auteur et interprète : il suffit d’entendre la partie finale des Kindertotenlieder « In diesem Wetter » et l’incroyable mosaïque de sons qu’Abbado met en relief, le jeu des équilibres, la finesse des pianissimi, la construction extraordinaire de sons aux limites de l’audible, dans ce no man’s land entre musique et silence, qui produit chez l’auditeur un effet de recueillement et d’émotion profondes. Comment ne pas se souvenir des interprétations d’Abbado de la Symphonie n°9, et sa fin qui s’enfonce progressivement dans le néant, néant qui est écrit (« Still ») dans la musique composée par Mahler.

Les plus métaphysiques Rückert-Lieder, sont un appel à l’intériorité, à la solitude du créateur (Blicke mir nicht in die Lieder, « ne regarde pas dans mes Lieder »), à la valeur du silence, à l’adieu au monde : il s’agit de textes qui montrent un tournant, le passage d’une période à une autre, et ce n’est pas par hasard que Claudio Abbado les avait choisis pour son dernier concert avec les Berliner Philharmoniker. Avec Waltraud Meier, la situation dramatique l’emportait : il s’agissait d’une rupture, voulue, mais douloureuse, et la complicité évidente Abbado-Meier avait secoué fortement le public berlinois. Anna Larsson est l’interprète de la décision prise, de l’acceptation du retrait et de la singulière pacification qui en est le corollaire : une vision mélancolique, mais apaisée. Ainsi avons nous eu la primeur d’une interprétation plus sereine et moins lacérante de ces pièces.

Et Beethoven ?

De toutes les symphonies de Beethoven interprétées par Claudio Abbado, la septième est sans doute celle qu’il a le plus souvent dirigée, ou au moins qu’il a dirigé à des moments clé de son parcours artistique. En ce sens, elle rejoint le destin de la Symphonie n°2 de Mahler…Certes, Claudio Abbado se défendra d’avoir des préférences, mais on sent bien que Mahler II et Beethoven VII sont liées à des aspects profonds de son rapport à la musique. Le Wanderer n’oubliera jamais l’interprétation de la Septième qui fut donnée à Salzbourg le 15 avril 2001, après un « Empereur » indicible avec Maurizio Pollini, la Septième avait bouleversé public et musiciens. Les Berlinois avaient donné ce soir là ce que jamais on avait jusque là entendu : le miracle.

Le Mahler Chamber Orchestra, fait de musiciens d’exception dédiés à leur fondateur, n’a pas le son des berlinois, et Claudio Abbado adapte donc son interprétation à cet orchestre. Il creuse cette fois les racines baroques de Beethoven, Haendel, et surtout Bach, notamment dans les passages fugués du premier mouvement, la structuration du son, les coups d’archet secs, la clarté cristalline sont privilégiés, les rythmes sont accentués au maximum : une nouvelle voie est ouverte dans l’interprétation. Dans les deux derniers mouvements, l’énergie est maximale, on ne perd rien de la leçon des deux premiers mouvements, mais au service d’une dynamique et d’une énergie incroyables : Abbado obtient des jeunes musiciens de la Mahler ce qu’on croyait qu’il ne pouvait obtenir que les Berlinois, et la symphonie se clôt sur un vertigineux mouvement dionysiaque qui déclenche un tonnerre d’applaudissements.

Claudio Abbado a offert ce soir là un résumé de son art et une des clés de son activité aujourd’hui : le dialogue Mahler-Beethoven est en fait une sorte de dialectique : A la vision mélancolique des Lieder de Mahler, où la souffrance est sublimée par la musique, répond Beethoven, où l’énergie vitale et la danse rythmée de Dionysos renvoie à un choix définitif de vie. Ainsi va Claudio Abbado, retiré de la vie frénétique des stars de la baguette comme un Mahler qui se tourne vers l’intériorité, mais qui en même temps ne puise une énergie insensée que dans la musique, parce que simplement, elle est la vie, sa vie : ce qui fait l’impression exceptionnelle donnée par les concerts d’Abbado aujourd’hui, c’est bien l’enjeu personnel profond qu’on y perçoit, c’est bien qu’on y fait de la musique pour vivre, ensemble.

Gustav Mahler:
Kindertotenlieder
Rückert-Lieder

L.v.Beethoven: 
Symphonie n°7 en la majeur op.92

Anna Larsson, contralto
Mahler Chamber Orchestra
Claudio Abbado