LA CHRONIQUE
 DU WANDERER
N°18

La Magie de la musique de chambre: Bach dirigé par Abbado

Guy Cherqui

17 août 2003

Bach:
Concertos Brandebourgeois 1 à 6,

Membres du
Lucerne Festival Orchestra

Claudio Abbado























































































































Faire de la musique ensemble « zusammenmusizieren », au-delà du plaisir d’être ensemble et des affections mutuelles, c’est d’abord savoir écouter l’autre. Etre en orchestre, c’est poser comme principe de cohérence cette écoute de l’autre essentielle pour produire de la musique en commun et pas seulement des notes. Claudio Abbado a posé ce principe dans la composition du Lucerne Festival Orchestra : des jeunes, avec qui il a l’habitude de travailler, et des maîtres incontestés de la musique de chambre comme le Quatuor Hagen ou Sabine Meyer. Il n’y a pas de programme musical possible sans l’apport de la musique de chambre, aussi le Festival de Lucerne a t-il instillé des programmes de chambre dans cette mémorable semaine – les articles sortent un à un, tous dithyrambiques, qu’ils soient d’origine allemande, italienne, française, ou espagnole -. On a pu ainsi entendre quintettes à vent, sextuors et octuors à corde le quatuor Hagen, l’Ensemble Sabine Meyer, des solistes comme Marie-Pierre Langlamet (Harpe), Emmanuel Pahud (Flûte), Rainer Kussmaul, Kolja Blacher, Renaud Capuçon (Violons) Georg Faust (violoncelle) dans des programmes incluant Mendelssohn, Brahms, Mozart, Bartok, Ravel, Beethoven, Jolivet, Debussy et bien d’autres, ainsi qu’un concert du Mahler Chamber Orchestra dirigé par Daniel Harding son futur directeur musical.
Ce grand rendez-vous musical a connu l’un de ses sommets dans l’exécution par les solistes de l’orchestre de l’intégrale des concertos brandebourgeois dirigés par Claudio Abbado.

Ce n’est pas toujours connu du grand public, mais Claudio Abbado depuis ses début est fidèle à Bach, dont il a exécuté plusieurs fois les brandebourgeois (avec la Scala dans les années 70, avec Berlin dans les années 90) et la Passion selon Saint Matthieu (avec la Scala, avec La London Symphony Orchestra, avec Berlin.).Il existe d’ailleurs un extraordinaire enregistrement officiel, mais que vous ne trouverez chez aucun disquaire, de la Passion selon Saint Matthieu avec les Berliner Philharmoniker publié en 2000 à l’occasion de l’année Bach vendu à 60000 exemplaires en kiosque – oui, en kiosque !- en Italie au prix de 10 € pour trois CD….

Pour l’occasion Claudio Abbado qui projetait un enregistrement a réuni l’essentiel des solistes de l’orchestre, emmenés par Rainer Kussmaul, ancien premier violon solo de l’Orchestre Philharmonique de Berlin, qui continue à diriger l’ensemble des Berliner Barock Solisten, qu’il a fondé avant de devenir professeur au conservatoire de Fribourg en Brisgau.

Les interprétations de Bach ont évolué en ces dernières quarante années avec la révolution baroque qui a mis fin aux interprétations romantiques , c’en est fini des Passions exécutées avec les masses du Requiem de Verdi ! Gustav Leonhardt, puis Nicolaus Harnoncourt ont ouvert la voie désormais labourée par tous les spécialistes, réels ou prétendus, de la musique baroque. Ce retour aux sources, étayé par d’intenses recherches musicologiques, a nettement séparé les spécialistes du baroque (les « baroqueux ») des autres. Ce faisant, cette séparation a pu nuire à certains artistes trop tôt catalogués : certains désormais montrent qu’ils peuvent aussi bien diriger du répertoire plus tardif : Harnoncourt, comme Marc Minkovski, dirigent maintenant régulièrement du Offenbach, du Mozart ou du Beethoven avec grand succès, d’autres dirigent le répertoire romantique avec des instruments d’époque, c’est le cas de John Eliot Gardiner ou sir Roger Norrington, d’autres enfin dirigent aussi bien le répertoire baroque que le grand répertoire du XIXème et du XXème siècle, c’est le cas de Sir Simon Rattle.

Fidèle au principe qu’il a affiché dans la Passion selon Saint Matthieu, Claudio Abbado a choisi des instruments modernes (à part le « violone » dans le continuo pour l’ensemble des concertos et les violes de gambe dans le concerto n°6) , mais les cordes jouent sans vibrato. Pour faire bref, il est tenu compte des apports musicologiques, tout en jouant essentiellement sur des instruments modernes.

Autre particularité : Claudio Abbado a demandé aux musiciens de jouer debout, comme il était d’usage au XVIIIème. Ce n’est pas une coquetterie : le jeu, le geste, le mouvement ne sont pas semblables debout et assis et l’effort n’est pas le même. La musique qui est produite n’a pas le même caractère non plus. L’interprétation ne procède donc pas d’un choix idéologique : on utilise les instruments modernes avec le bénéfice d’un son amélioré et des progrès techniques dans la facture des instruments, pour une salle très vaste et très haute comme le Konzertsaal de Lucerne, mais on joue en pleine fidélité et cohérence avec la recherche musicologique sur le XVIIIème. Claudio Abbado a toujours suivi au plus près les recherches, il n’y a aucune raison de déroger.

Sans commenter dans le détail chaque moment de cette soirée, on doit souligner l’incroyable performance du continuo, formé des violoncelles (en tête Georg Faust, Berliner Philharmoniker) et du « violone » du contrebassiste Alois Posch (Wiener Philharmoniker), et surtout du sensationnel claveciniste Michele Barchi qui donnera une étourdissante démonstration de son art de l’improvisation dans le concerto n°3. Sorte de fil rouge de la soirée, ils assurent à la fois cohérence interprétative et rythme, en étroite symbiose avec le chef qui ne cesse de jeter des coups d’œil complices à Georg Faust.

Il faut aussi noter la performance de Rainer Kussmaul, qui est exposé en permanence, et qui est de presque tous les concertos. Lorsque le son de son violon s’unit à celui de la flûte d’Emmanuel Pahud (Concerto n°3), il n’y a plus de dialogue, il n’y a qu’un monologue à deux voix : c’est incontestablement l’un des temps forts de cette soirée, même si Peter Hagmann du Neue Zürcher Zeitung trouve que l’équilibre des sons n’est pas parfait et que flûte et violon couvrent le clavecin magique de Michele Barchi.

Les musiciens sont peu nombreux, de 8 (concerto n°6) à 19 (concerto n°1) et alternent les positions de solistes ou d’exécutant, le rythme est rapide, l’ordre des concerts ne suit pas l’ordre naturel de 1 à 6, mais 4,3,5 et 1,6,2 : le concerto n°2, en partie finale, permet à l’exubérant Reinhard Friedrich à la trompette et Albrecht Mayer – surnommé la Callas du hautbois- premier hautbois du Philharmonique de Berlin, de triompher et de bisser une variation du dernier mouvement du concerto.

Certains spectateurs posent la question : avec de tels solistes, était-il besoin d’un chef ? Certes, nul doute que tous étaient capables de jouer sans chef , encore que les jeunes premiers ou deuxièmes violons (Capuçon, Abelin, Lang, Breuninger, Arzberger, Swensen, Juda) sont très suivis par Abbado. C’est ce mélange d’extrême technicité et d’expérience mais aussi d’enthousiasme juvénile, apparemment hétérogène, qui se cimente dans le travail avec le chef : il en sort un son d’une clarté cristalline, parfaitement audible dans tous les recoins de la salle, il en sort cette incroyable perception de tous les niveaux, de chaque instrument, à la fois unique et fondu dans un tout, un dynamisme communicatif, une jeunesse et une joie de jouer qui font de la soirée un moment exceptionnel : il suffit de voir les sourires pendant le concert, les embrassades à la fin , mais aussi l’enthousiasme du public de Lucerne et ses hurlements, fait rare pour de la musique de chambre, pour comprendre que ce soir public et musiciens ont littéralement fait de la musique ensemble.

































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