LA CHRONIQUE
 DU WANDERER
N°20


La Bottega des Ma
îtres Chanteurs


Guy Cherqui

Réflexion sur le sens de l'action de Claudio Abbado à Lucerne

































































































































































































































La Bottega des Maîtres Chanteurs

Le Festival de Lucerne s’est ouvert sur une semaine remplie de musique, concerts de chambre, concerts symphoniques, répétitions : ce foisonnement est dû à l’initiative de Claudio Abbado qui a attiré sur les rives du Lac des Quatre Cantons la fine fleur des musiciens européens, pour l’essentiel ses amis. Après ce feu d’artifice initial, le Festival reprend son activité normale, luxueuse, mais moins originale, jusqu’au 20 septembre. Plusieurs journaux ont noté que cette semaine avait changé la face de ce Festival un peu trop luxueusement traditionnel. Déjà l’installation dans le nouveau Palais de la Culture et des Congrès en avait changé quelque peu le « Look », l’action du jeune intendant Michael Haefliger se sentait déjà : la conjonction de l’esprit d’initiative de l’intendant et de l’idée d’Abbado ont permis d'affirmer ce changement.

La presse a abondamment commenté l’événement, soulignant à l’envi que seul Abbado pouvait monter un orchestre pareil, attirer à lui musiciens de valeur de toute l’Europe, solistes internationaux : « au seul bruit de son nom » pour parodier Ronsard…

Il convient de s’attarder encore un peu sur les leçons de l’événement, qui peut-être comme disait la presse espagnole constitue une petite révolution.

Bernard Haitink, commentant dernièrement la crise de la musique classique, affirmait dans une interview que sans doute il y avait trop de concerts, et que dans la masse, la qualité sans doute en pâtissait tout en diluant le public…Beaucoup par ailleurs ont écrit sur la « marchandisation » de la culture , mais à Lucerne, le cycle du Lucerne Festival Orchestra pouvait-il voir le jour sans l’intervention décisive de Nestlé ?

A part Salzbourg, Lucerne est le seul Festival européen où se rencontrent tant de musiciens et d’orchestres différents, la plupart des autres sont liés à une institution et à ses orchestres(Radio France Montpellier), ou consacrés à la musique de chambre ou un instrument, ou à l’opéra sous toutes ses formes. Pourtant, la re-naissance du Lucerne Festival Orchestra jette une couleur nouvelle sur Lucerne.

D’une part, l’incroyable qualité des solistes et du programme, l’enthousiasme généré par les concerts, tant au niveau du public en salle que de la presse européenne, va sans doute créer un mouvement qui va amener à Lucerne un public nouveau.

D’autre part, ce succès est dû à la conjonction de deux idées qui vont contre les courants traditionnels :

- Faire de la musique, c’est aborder toutes les formes de la musique classique : soliste, de chambre, symphonique

- On fait de la bonne musique avec des musiciens qui savent faire de la musique ensemble, qui, en somme, quelque part, se sont choisis.

Le charisme de Claudio Abbado a entraîné à lui une série de musiciens d’exception, mais c’est bien implicitement en marge, sinon contre les formes traditionnelles de l’institution musicale que s’est construit ce succès : ce n’est pas un hasard si certains esprits chagrins ont soutenu que le Lucerne Festival Orchestra n’était pas un orchestre. Ces formes traditionnelles sont par exemple les orchestres constitués, avec leurs obligations de programmes quelquefois racoleurs, de recherche permanente de public d’abonnements, d’exigences syndicales (rappelez vous « Prova d’Orchestra » de Fellini) , bref, autant d’obstacles à la liberté de faire la musique qui fait plaisir: un programme Debussy fait rarement le plein dans un concert et même à Lucerne, seul le concert Mahler s’est rempli immédiatement.

Claudio Abbado, pour autant que nous le suivions depuis des années, est à la fois un artiste et un grand homme de spectacle : il a un sens inné du théâtre, c’est un grand chef d’opéra, et surtout, il a sans cesse en vue le moment éphémère et irremplaçable du concert du soir : c’est un chef qui fait faire de la musique, et non des notes, c’est un chef qui fait sentir, qui suggère, qui explique rarement : d’où certaines critiques durant les répétitions de la part de ceux qui attendent du chef une ligne, des explications, des justifications, des diktats. Cette approche centrée autour de l’éphémère moment du concert, unique, fait qu’à la fois chaque concert est différent, profondément surprenant, pour les musiciens même, qui souvent disent « décoller » pendant le concert (l’expression est du violoncelliste Georg Faust ). Le spectacle vivant est par définition une « flaque d’éternité » comme disait Rimbaud, il apparaît et disparaît dans l’instant et ne sera plus jamais répété : la 2ème symphonie de Mahler entendue trois fois en deux jours (si l’on inclut la générale) fut chaque fois différente, ne produisit jamais les mêmes effets sur le public . Ainsi en va-t-il du Lucerne Festival Orchestra : c’est pour un moment le meilleur orchestre du monde peut-être, et puis le voilà disparu et dispersé pour un an : c’est l’orchestre de l’instant suspendu.

Et c’est mieux ainsi : Claudio Abbado sait que le danger le plus grand serait de prolonger la magie pour en faire de l’habitude. Il faut que ce soit bref, il faut que ce soit unique, il faut que cela puisse rompre l’habitude pour mieux marquer les esprits et les cœurs.Et surtout pour éviter l'institutionnalisation.

Cette réussite dépend donc aussi de la forme brève de ce cycle, une sorte d’explosion qui emporte tout, puis « Die Stille nach der Musik », le silence après la musique, d’un an – si l’on excepte les probables tournées, qui ne pourront qu’être rares, au vu des énormes problèmes logistiques qu’une telle phalange peut poser-.

Cet orchestre est aussi un orchestre essentiellement jeune et engagé : effet Abbado sans doute : il fallait les voir, ces jeunes musiciens, penchés sur leurs instruments, se démener jusqu’au déhanchement. Mais pour Abbado, c’est aussi une condition sine qua non.
Les jeunes ont l’immense avantage de ne pas avoir encore de (mauvaises) habitudes de jeu, dictées par la pratique du répertoire et la routine, d’être encore ouverts, de vouloir apprendre, et puis ces jeunes-là ont l’habitude de jouer sous la direction de « Claudio ». Quant aux solistes confirmés, voire aux retraités d’orchestres comme le Philharmonique de Berlin, ils sont justement là pour se replonger dans la jouvence : si une artiste comme Natalia Gutman redevient simple violoncelliste de rang, pour ne pas parler des Hagen ou de l’Ensemble Sabine Meyer, ou des frères Capuçon, c’est qu’ils sentent qu’il y a là quelque chose qui ne peut que les renouveler, et qu’ils y trouvent quelque avantage : il y a là de quoi apprendre encore et s’enrichir. L’amitié, réelle entre tous ces artistes, procède d’abord de l’estime artistique mutuelle : le sentiment affectif ne peut naître que de l’estime, comme dans la morale chevaleresque.

Faire de la musique ensemble, c’est aussi, dans le cadre d’un Festival, s’ouvrir au public et le laisser s’imprégner de cette ambiance, la surprenante ouverture des répétitions – une habitude chez Claudio Abbado- donne là aussi une couleur autre : dès la fin du cycle, les répétitions furent de nouveau fermées. Claudio Abbado sait que le public des répétitions est le public le plus respectueux et le plus intéressé, il sait aussi que c’est le moyen pour les plus jeunes et les étudiants d’accéder à des concerts aux tarifs inaccessibles sinon, il sait enfin que c’est un moyen de créer la complicité indispensable entre public et musiciens, pour justement jouir de ce plaisir d’être ensemble.

Pour toutes ces raisons, Claudio Abbado, qui déteste être appelé « Maestro », est un maître : mais un maître non pas au sens notarial du terme, ou même simplement traditionnel, c’est un maître car il est sans cesse en position d’enseigner quelque chose, on ne ressort jamais indemne d’un de ses concerts – qu’on soit musicien ou public-. C’est un maître car il attire autour de lui à la fois des jeunes, des artistes confirmés, un public, mais c’est un maître au sens médiéval du terme, qui à Lucerne a constitué sa « Bottega » : son atelier, où les œuvres sont à la fois singulières et collectives, et où le maître intervient pour donner la touche finale de cohérence, la signature inimitable. Cet orchestre et cet événement tiennent tout à la fois de la tradition artistique italienne de «la Bottega », mais aussi allemande : il y a là quelque chose d’une confrérie de « Maîtres Chanteurs » qui aurait trouvé son Walther , jeune homme de 70 ans : ces deux traditions européennes se fondent et portent simplement de nouveau au seuil de la Renaissance.
























































































































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