LA CHRONIQUE
 DU WANDERER
N°28


Et Marke est arrivé...

Guy Cherqui


Lucerne 2004
 

Auditorium du KKL

13 août

Richard Strauss
Vier letzte Lieder
Renée Fleming, Soprano

Richard Wagner
Tristan und Isolde
Acte II
John Treleaven, Violeta Urmana, Mihoko Fujimura, René Pape ...

Lucerne Festival Orchestra
CLAUDIO ABBADO
































































































































































































































Et Marke est arrivé...

Seconde saison du Lucerne Festival Orchestra, légèrement modifié . Emmanuel Pahud, les Capuçon, Georg Faust sont pris ailleurs et remplacés par exemple par Jacques Zoon, ex-flûtiste du Concertgebouw, un artiste d'exception, Franz Bartolomey, violoncelle solo des Wiener Philharmoniker, Henrik Schaefer, ex-assistant de Claudio Abbado à Berlin et ex-altiste des Berlinois, qui commence désormais une carrière prometteuse de chef et qui le temps d'un été est revenu dans le rang des altistes de l'orchestre de Lucerne, deux musiciens du quatuor, quelques nouveaux dans la Mahler Chamber Orchestra, et deux milanais de la Scala. Fondamentalement pourtant, l'orchestre n'a pas vraiment changé: même engagement, même enthousiasme, même perfection: le miracle s'est répété.

Après la stupeur de l’an dernier, nous étions fort curieux d’écouter un an après cette phalange d’exception un peu atypique: le son, radicalement différent de celui des Berlinois, ou même des autres grands orchestres symphonique, reste ce miracle d’homogénéité et de virtuosité, avec une tendresse particulière pour les vents et les cuivres, mais aussi les violoncelles et contrebasses décidément aussi incroyables que l’an dernier. Il faudrait tout citer : l’engagement de Blacher, de Westphal, de Christ. L’esprit de groupe et l’incroyable personnalité artistique de chacun que l’on sent dans les parties à découvert (Encore les vents, mais aussi la harpe, ou le cor !!) : orchestre fait de musiciens conscients des autres, qui s’écoutent les uns les autres (et Abbado prend bien soin d’indiquer tantôt aux uns, tantôt aux autres, d’écouter tel ou tel instrument) mais aussi de personnalités fortes qu’Abbado prend soin de mettre en lumière lors des concerts de musique de chambre ou dans les parties solistes du programme . En bref, encore une fois, voilà la joie du « Zusammenmusizieren », faire de la musique ensemble, tant prônée par Claudio Abbado.



Le programme de cette ouverture du Festival stimulait l’intérêt du public : Quatre derniers Lieder de Strauss et deuxième acte de Tristan und Isolde de Wagner.

Les quatre derniers Lieder de Strauss remontent à 1948 sont toujours considérés comme un adieu au monde, ou un regard mélancolique sur la vie passée et sur le parcours artistique : il suffit de penser que peut-être le cercle ouvert par « Mort et Transfiguration » se referme par ces quatre Lieder, trois de Hermann Hesse et le dernier de Eichendorff. Le cycle s’ouvre sur "Frühling" (Printemps), à la gloire de la renaissance de la nature, du frémissement des corps, des sens éveillés et rajeunis. Le second (Septembre) évoque le jardin sous la pluie, la fin de l’été qui regarde les fleurs aller vers la mort ; la fin du jour est le thème du troisième poème « Beim Schlafengehen »(En allant dormir), lorsque l’on va dormir pour parcourir le pays des songes, métaphore du passage de la vie à l’au-delà, dans la magie de la nuit ouverte à la liberté de l’âme (on voit le lien avec l’Acte II de Tristan). Le quatrième poème dédié à l’ « Abendrot »(le Crépuscule, « Le rouge du soir ») raconte une promenade (une « Wanderung ») dans la nature tout au long d’une journée, qui avance vers sa fin et préfigure la solitude et la mort (dernier mot du texte). Un contexte mélancolique, très lyrique, servi par une grande Renée Fleming au style impeccable (on reconnaît là l’école américaine de chant)et à l’émission parfaite qui crée un dialogue particulier avec un orchestre scintillant, même si cette perfection ne favorise pas toujours paradoxalement l’émotion. Renée Fleming n’a pas la voix grandiose de Karita Mattila qui a enregistré l’œuvre avec Abbado et les Berlinois, mais elle sait créer un climat de recueillement et de concentration. Inoubliable le somptueux prélude de « In Abendrot », l’incroyable ductilité des cordes, le son qui s’évapore pour n’être plus qu’un souffle. Un grand moment, qui montre un orchestre non seulement homogène et techniquement parfait, mais aussi un instrument adaptable à toutes les nécessités du son, parce que le groupe est à la fois « global » et formé d’individualités qui interprètent. Alors que – on le verra- chez Mahler ce qui est privilégié, c’est la construction analytique et le rapport de l’instrument singulier à l’ensemble, ici, c’est la pâte orchestrale, d’une souplesse inconnue jusqu’alors, qui prévaut dans son expression la plus veloutée – certains y voient un peu de maniérisme…j’y vois simplement une intuition née de l’observation, de l’attention, et de la tension de tous les instants créée par Claudio Abbado.

Le moment le plus attendu de ce concert était le deuxième acte de Tristan und Isolde. Il n’est pas si facile de proposer un acte isolé d’une œuvre aussi complexe que Tristan. Mais le deuxième acte concentre autour du duo d’amour entre Tristan et Iseult sensualité, nature, mort, déception et mélancolie : de plus, c’est un choix délibéré de Claudio Abbado qui avait réussi d’emblée en 1998-1999 à en donner une interprétation quasi définitive, qui avait d’ailleurs stupéfié Daniel Barenboim – un spécialiste !- présent à la générale de Salzbourg.

Beaucoup craignaient (regrettaient?) la seule exécution de l’acte II, préférant l’exécution complète de l’opéra. Dans le contexte de Lucerne, et d’une inauguration officielle d’un Festival dédié à la musique instrumentale et non à l’opéra, on peut comprendre que donner Tristan und Isolde eût pu paraître hors sujet (bien que Parsifal ait eu l’honneur de cette salle il y a deux ans …et Idomeneo l’an dernier ou Fidelio cette année …mais pas à l’ ouverture). De plus, presque toutes les œuvres au programme durant ces dix premiers jours ont quelque chose à voir avec les thématiques traitées dans le second acte de Tristan (Amour et mort, nature et vie, nuit et jour) : les Lieder de Strauss et Tristan ont quelque chose à voir ensemble. C’est aussi une tradition bien assise dans l’histoire des concerts que l’exécution d’actes isolés, bien que plus rare de nos jours. Enfin, last but not least, la composition du second acte est très liée au séjour de Wagner à Lucerne. Alors, donnons quitus de ce choix et laissons nous aller à l’ivresse de l’écoute.

Il est stupéfiant de constater, tous l’ont souligné, combien un orchestre de cette taille a pu faire entendre les sons les plus grêles du plus discret des instruments, et en même temps être aussi compact. Le lyrisme, l’engagement, l’enthousiasme qui entraînait chacun des musiciens a emporté le public dans ce tourbillon sonore vertigineux. Où pourra-t-on réentendre pareil « Habet Acht » de Brangäne ? Où pourra-t-on ressentir une telle tension dans le monologue de Marke ? Où pourra-t-on ressentir une telle vibration orchestrale dans le duo ?

Plus que jamais la musique et l’orchestre nous disaient et nous donnaient ce que, reconnaissons-le, les protagonistes n’ont jamais réussi à nous offrir ! Même si la représentation était « semi-scénique »en réalité une mise en espace très simple, et quelque travail sur la lumière pour créer une « ambiance » favorable à la concentration. Jamais Tristan (John Treleaven, qui remplaçait Robert Gambill souffrant) et presque jamais Isolde (Violeta Urmana) n’ont réussi à chanter avec cette flamme intérieure et cette lumière du cœur dont nous inondait l’orchestre dirigé par Claudio Abbado. Ce furent des acteurs inexistants, rigides, distants, plus préoccupés par la chaleur ambiante (Isolde) ou la position des jambes (Tristan) que par la nécessité de sortir d’eux mêmes pour être à la hauteur de l’événement.

Et pourtant John Treleaven n’est pas un mauvais chanteur : l’émission est claire, les notes sont données, souvent bien tenues, mais le chant est inexpressif et la voix d’une qualité moyenne, quant au personnage, il est pour le moins négligé. Violeta Urmana, grande star de la soirée, est quelque fois sans doute impériale, comme l’a écrit un critique italien. Ce soir-là, elle ne distilla aucune émotion : la voix glaciale et métallique de la Nilsson nous faisait un tout autre effet, mais aussi celle de Caterina Ligendza, ou Waltraud Maier, ou même Deborah Polaski ! Certes le rôle est écrasant, la partie tendue, les conditions pas idéales, mais la voix est apparue toujours en dessous des possibilités de l’artiste, qui semblait absente. Tout autre la Brangäne frémissante et habitée de Mihoko Fujimura, dont on lisait la tension sur le visage qui s’ingéniait à donner vie au personnage : on se souviendra de cette voix – une des plus belle du moment qui triomphe à Bayreuth dans Fricka et Waltraute- lointaine qui donnait au « Habet Acht » cette impression à la fois terriblement présente et en même temps lointaine et résignée, en parfaite osmose avec l’orchestre. Un morceau d’anthologie. Bonne prestation aussi de Ralf Lukas en Melot.

Et puis Marke est arrivé…

Et tout a changé. Nous nous sommes trouvés devant l’évidence d’un des plus grands Marke (René Pape) entendus depuis des années. Une voix vraiment impériale, cette fois, un volume qui remplissait sans effort la salle, une tension créée par le poids donné à chaque mot, par un texte sculpté plutôt que chanté, par les nuances infimes données à chaque syllabe, par une attention serrée à tout ce qui survenait à l’orchestre. Un miracle de sensibilité et d’intelligence qui fit naître une émotion insoutenable, perceptible aussi à l’orchestre. Il était LE personnage qui devant nous faisait surgir la magie du théâtre . Enfin nous parcourait le frisson qui nous fit passer d’une belle soirée à une grande soirée.

La surprise est arrivée là où personne ne l’attendait : René Pape est depuis longtemps considéré comme un excellent chanteur, mais il est devenu en 15 minutes de pur chant un artiste d’exception.

Dans une soirée normale, dans un théâtre normal, avec un orchestre et un chef normaux, nous serions sans doute sortis très déçus de la prestation des deux protagonistes. Portés par un orchestre unique et accompagnés de collègues exceptionnels, ils nous ont rendu heureux, ils nous ont émus, et nous avons été violemment frappés, surtout à la fin , lorsque l’insupportable tension créée par le chef reste suspendue, et que le noir brutal tombe sur la salle. Inoubliable.



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