LA CHRONIQUE
 DU WANDERER
N°29


Apollon et Dionysos

Guy Cherqui


Lucerne 2004
 

Auditorium du KKL

18 & 19 août

Ludwig v.Beethoven
Concerto pour piano n°4 en sol majeur op.58

Gustav Mahler
Symphonie n°5.

Maurizio Pollini, piano
Lucerne Festival Orchestra
CLAUDIO ABBADO
































































































































































































































APOLLON ET DIONYSOS

Le second concert du cycle du Lucerne Festival Orchestra offrait un programme exceptionnel : le concerto pour piano n°4 de Beethoven avec Maurizio Pollini en soliste et la Symphonie n°5 de Mahler, que Claudio Abbado n’avait pas dirigée depuis plusieurs années. Voir réunis Maurizio Pollini et Claudio Abbado est toujours une grande joie et d’émotion : toute l’histoire de l’interprétation des quarante dernières année est liée entre autres au travail de ces deux amis, dont l’activité dans les années soixante dix à Milan (notamment en direction d’un public plus populaire) a marqué durablement les esprits.

Un siècle sépare le concerto n°4 de Beethoven et la cinquième de Mahler. Chaque œuvre est apparue au public comme un tournant dans le parcours des deux compositeurs. Le public viennois accueillit le concerto comme une rupture dans les habitudes, une nouveauté absolue dans la littérature pour piano. La symphonie de Mahler, quant à elle, la première sans programme « officiel », déconcerta le public, surtout les deux premiers mouvements. Dans les deux pièces alternent douceur et violence, tristesse et légèreté : le concerto en son deuxième mouvement avec ce thème qui semble peu à peu se diluer, se fragmenter, jusqu’à l’apaisement final, avec ce dialogue entre un orchestre austère et un pu rude quelquefois, et un soliste plus tendre, qui joue une sorte de lamento, peut rappeler à l’auditeur (ou lui annoncer) les contrastes que Mahler met en œuvre dans sa symphonie, notamment entre les instruments solistes et le discours orchestral (Scherzo..).

Nous sommes toujours frappés, en entendant Maurizio Pollini, par la pureté du son et de son touché : chaque son se détache, bien séparé du reste, et pourtant, en même temps il ne se dégage jamais une impression de « staccato », mais plutôt un sentiment de lien permanent d’une phrase à l’autre. Peut-être a-t-il en commun avec Claudio Abbado ce souci de faire entendre chaque note de chaque instrument sans pour autant donner l’impression de fragmentation, mais au contraire de donner sans cesse à voir et écouter l’architecture de l’œuvre – oserais–je dire l’architexture ! - .

Ce qui passionne aussi tout en nous étonnant, c’est le paradoxe d’un artiste dont la sobriété du jeu est proverbiale, - sobriété qu’on prend aussi souvent pour de la froideur-, qui pourtant fait surgir l’émotion, comme si c’était la musique tout pure qui tout à coup prenait corps. Comme Pierre Boulez à l’orchestre (un autre souvent considéré comme un artiste froid), Pollini semble créér les conditions de l’émotion esthétique faisant écouter les simples notes, sans fioritures, qui se suffisent à elles-mêmes. En tout cas, Pollini est au piano ce que Boulez est à la direction d’orchestre : rigueur, absence totale de laisser aller, et en même temps intensité et extraordinaire honnêteté.

Dans le quatrième concerto justement, Pollini installe d’emblée un climat de concentration (notamment dans le deuxième mouvement où sa cadence finale, très originale, change la couleur de la pièce) tel qu’il créé même une certaine tension productive qui fait entrer l’auditeur à l’intérieur même , au cœur de la vie de l’œuvre. Sans doute aussi l’orchestre accompagne ce mouvement, lui qui ne se comporte jamais en accompagnateur : la manière dont aux répétitions et au concert les musiciens écoutent le soliste fait penser plutôt à la manière dont les musiciens en formation de chambre s’écoutent les uns les autres.

Depuis l’an 2000, nous savons le changement radical subi par le Beethoven d’Abbado : plus énergique, plus contrasté, plus essentiel –le nombre de musiciens est diminué-, mais aussi plus lacérant tout aussi bien que plus dionysiaque. L’orchestre est donc lui aussi un protagoniste, et non un appendice obligé du piano. Il en est au contraire sans cesse la continuation. Il suffit d’entendre, après l’intervention initiale du piano comment les musiciens attaquent le premier mouvement, sans rupture avec l’instrument soliste, comme si c’était le piano lui même qui se fragmentait en sons multiples pour créer la polyphonie : voilà ce qui subjugue, ce mode tout particulier qu’ont piano et orchestre de se tresser, de s’embrasser, de tisser ensemble la toile : aucun dialogue frontal, mais un chœur à deux voix qui se reprennent tour à tour la parole.

Voilà ce que nous retiendrons du moment exceptionnel que nous avons vécu : une sorte de totale synergie dans les tempos choisis, dans l’écoute réciproque, dans le « Zusammenmusizieren »- faire de la musique ensemble qui implique tous les musiciens : plus de solistes, plus d’orchestre, il ya un corps unique qui produit un Beethoven transparent, urgent, essentiel.


La cinquième symphonie de Mahler, c’est pour l’essentiel du public d’abord le fameux adagietto, immortalisé par Visconti dans son « Mort à Venise ». En observant Abbado durant les répétitions et en concert, en écoutant la symphonie dans son ensemble, nous en sortons étourdis par sa complexité, sa construction rigoureuse qui fait du Scherzo la clef de voûte de l’ensemble : dans ce contexte, l’adagietto devient un moment très particulier, splendide mais aussi un peu décalé dans cet édifice : une sorte de flaque de paradis au milieu des tempêtes.

Nous l’avons déjà dit : la cinquième est la première symphonie de Mahler sans programme clairement défini, où la voix disparaît pour laisser l’orchestre totalement protagoniste et maître du discours, comme dans la sixième et la septième : un moment central du parcours mahlérien, où l’angoisse le dispute à l’optimisme et à la joie.

Elle commence en effet en marche funèbre et finit en « rondeau » joyeux, peut-être un tantinet forcé : mort, vie, ironie, amour, joie sont les pays de cette « carte du Tendre » mahlérien qu’Abbado nous fait traverser.

Jamais l’architecture de la symphonie ne nous était apparue aussi claire : les deux premiers mouvements, l’un plus sombre, mais éclatant, l’autre plus rapide, qui finit même dans un tourbillon à la limite du possible (Peut-être le moment le plus impressionnant est-il ce final du deuxième mouvement stürmisch bewegt [mouvement de tempête], qui laisse le public interdit, stupéfait, littéralement assommé. C’est la complexité qui surgit : aucune solution de continuité entre un instrument et l’autre, entre une note et l’autre, toute une déconstruction de la valse et du Ländler, une danse vertigineuse aux frontières du grotesque, scandée par un solo de cor redoutable . Des moments « en suspens » qui laissent le souffle court tant le travail du soliste est tendu à l’extrême, réussissant à apaiser le son non jusqu’au silence, mais jusqu’à ce moment si particulier qu’affectionne Abbado où il n’y a « presque » plus de son, où il y a de la musique, mais aussi du silence, ce « je ne sais quoi » ou « ce presque rien » qui fait qu’on entend le silence (comme dans le final de la 9ème de Mahler, mais aussi dans l’adagietto de la 5ème) . Au début pourtant tout semblait si clair et si limpide, par rapport au mouvement précédent , mais après quelques instants, il devient impossible de suivre le parcours des notes, une ligne mélodique, chaque note est diluée, éclatée, divisée, multipliée : la ligne qu’on pensait reconnaître au début devient un tissu complexe de relations internes, de citations, de petits touches de son, puis la valse reprend pour s’interrompre sans jamais cesser de désorienter l’auditeur. Dans un tel contexte, à la tension et à l’engagement de l’orchestre répond celle du spectateur, paradoxalement forcé par la limpidité cristalline de l’orchestre – on entend tout, absolument tout – à se concentrer sur chaque note, sur chaque instrument, et donc à se perdre dans l’épaisse forêt des sonorités mahlériennes.

L’adagietto si connu, au milieu de cette tempête sonore fait figure de moment suspendu : « Ô temps suspends ton vol ! ». Apollon entre dans le royaume de Dionysos : ce n’est pas un hasard si Abbado a fait insérer dans le programme le début de l’adagietto dans la partition personnelle de Willem Mengelberg, qui explique que ce mouvement est un acte d’amour de Mahler envers Alma, et, au contraire de ce qu’indique la tonalité si proche du Lied Ich bin der Welt abhanden gekommen [je me suis retiré du monde], extrait des Rückert Lieder, serait donc non un moment de mélancolie mais de pur lyrisme. L’importance centrale de la harpe, instrument apollinien par excellence, est marqué par l’espace, puisqu’elle est placée au milieu des altos, des contrebasses et des violoncelles (l’adagietto est écrit pour harpe et cordes), ce n’est pas un hasard si Abbado invite les musiciens à en suivre les mouvements, les ondulations et crescendos et les decrescendos, comme ce decrescendo final qui s’amenuise jusqu’à s’effacer, impossible à démêler du début du « rondeau », dernier mouvement de la symphonie, annoncé par un timide appel du cor. Ainsi s’entrelacent le recueillement et la joie de la renaissance qui marque toute la fin de la symphonie. Le « rondeau » reprend l’adagietto de manière plus légère, en petites touches dansantes, et s’ouvre comme un hymne à la nature retrouvée, à l’art, à l’amour, à l’optimisme (un peu forcé peut-être ? ). Moments de joie qui rappellent de manière marquée – couleur, instruments, rythmes – la fin des « Maîtres Chanteurs de Nuremberg » et nous voilà donc invités sur la « Festwiese » explosive, joyeuse, souriante (il suffit de voir le chef, extatique).

Les moments magiques de cette soirée seraient à citer tous : l’ouverture de la fanfare initiale, impressionnante, somptueuse, qui se réduit peu à peu au son de la flûte (Jacques Zoon, qui fait oublier Pahud !), les pizzicatos (l’alto seul.., comme suspendu), le final du second mouvement et le silence estomaqué qui le suivit, la fin de l’adagietto, glissant peu à peu dans le silence…et ces moments magiques seraient impossibles sans les artistes d’exception qui composent cet orchestre , avec une tendresse pour les cuivres et les bois , qui exigent des virtuoses pour affronter la partition. Stephan Dohr, cor solo des Berliner Philharmoniker, soliste debout durant le Scherzo où il a été incomparable, notamment la deuxième soirée, encore plus magique, tout comme Reinhold Friedrich, trompette solo, phénoménal. Que dire d’Albrecht Mayer (hautbois) et Sabine Meyer (clarinette), parfaits comme toujours…On ne résiste pas à l’envie d’en citer d’autres : Marie-Pierre Langlamet à la harpe, les contrebasses, tous des solistes des plus grands orchestres allemands, menés par Alois Posch, des Wiener Philharmoniker, les violoncelles, emmenés par Natalia Gutman et Frank Bartolomey (Wiener Philharmoniker), au son si rond, si chaud, si plein, si prégnant ! Raymond Curfs aux percussions…

Et Claudio Abbado est l’artisan de cette magie : il irradie l’orchestre ! chaque mouvement de la main, chaque expression du visage, chaque froncement de sourcil, chaque sourire, tout serait à décrire et à observer, tout serait à suivre, car en le regardant tout nous semble évident, simple, lisse : le Guide, dans le sens le plus noble de la parole.

Devant le miracle de la Seconde Symphonie, l’an dernier, nous avions opté pour le silence. Devant le miracle de la Cinquième, cette année, nous avons choisi d’exploser, en cherchant à communiquer ce qui nous a semblé essentiel dans cette exécution, en cherchant à faire partager l’enthousiasme du public et de l’orchestre, en cherchant à faire comprendre que nous avons assisté, en quelque sorte, à l’union mystique d’Apollon et Dionysos.


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