LA CHRONIQUE
 DU WANDERER
N°30



Une fois pour toutes

Guy Cherqui

Les articles du Monde
La critique de Marie Aude Roux
La chronique de Jean Jacques Bozonnet

7 décembre 2004
 

Teatro alla Scala

EUROPA RICONOSCIUTA

Opéra en deux actes de
Mattia Verazi

Musique de Antonio Salieri

Diana Damrau
Desirée Rancatore
Genia Kühmeier
Daniela Barcellona
Giuseppe Sabbatini
Alesandro Ruggiero

 

Orchestre, choeurs et corps de ballet du
Teatro alla Scala

RICCARDO MUTI
































































































































































































































Une fois pour toutes !

Tout le monde en a parlé, les médias du monde entier s'y sont donné rendez-vous, même « Le Monde », pourtant avare d’informations lyriques venant de l’étranger y a consacré plusieurs articles, dont un assez étrangement inexact (voir l'article dans notre site) quant à l’histoire de la politique artistique de la Scala.

Car c’est bien de la Scala qu’il s’agit ! La réouverture du Teatro alla Scala, après quatre ans de travaux, a fait couler beaucoup d’encre, de salive, et d’images.

Et c’est tant mieux : le Teatro alla Scala reste dans le cœur des amateurs d’art lyrique une référence, on le garde toujours à l’œil, et reste très fort au cœur du cœur des abbadiens : beaucoup d’entre eux ont été éduqués à l’art lyrique, mais aussi à la musique symphonique, dans ce théâtre ; Pour beaucoup, affection pour la Scala et admiration pour Claudio Abbado sont allées de pair. Pour beaucoup aussi, l’absence de Claudio Abbado éloigné de ce théâtre et de sa ville (souvenons nous la réaction de défiance et d'affolement de la ville de Milan lorsqu’on a murmuré qu’il viendrait diriger le Don Giovanni d’Aix au Piccolo Teatro) est totalement injustifiée et constitue un crève cœur et un motif de fort ressentiment .

Les dernières semaines ont tellement personnalisé l’enjeu de cette réouverture autour de Riccardo Muti, directeur musical actuel, qu’il nous semble opportun, après 18 ans de présence à la Scala d’essayer à l’occasion de cette chronique de dresser une esquisse de bilan.

Sans nul doute, l’apport essentiel de Riccardo Muti à la Scala a été d’étoffer le répertoire de ce théâtre et d’ouvrir très largement au néoclassicisme : Gluck, Spontini, Cherubini, aujourd’hui Salieri, ont été fêtés à la Scala plus que par le passé . La présence du XVIIIème en général a été significative, tous les grands Mozart, un Pergolèse peu connu (Lo Frate ‘nnamorato) ont été l’objet de représentations nombreuses et d’enregistrements.

En outre une politique dirgée vers des grandes oeuvres du répertoire a permis de reproposer une série d'oeuvres consacrées, notamment de Wagner ( le Ring, Parsifal, Der fliegende Holländer...), de Puccini, de Richard Strauss aussi, malgré la disparition de Giuseppe Sinopoli qui en était l’artisan.

En revanche, la plupart des productions verdiennes, pourtant canoniques à la Scala, et cheval de bataille de Riccardo Muti dans les années 70 et 80, ont été ratées, sauf peut-être le Nabucco qui inaugura l’ère Muti en 1986, malgré une mise en scène discutable. Rappelons pour mémoire un Don Carlo pitoyable et un Trovatore mortel d’ennui.

Riccardo Muti a marqué aussi cette période par son omniprésence, quasi exclusive. Peu de chefs de renom ont dirigé à la Scala régulièrement ; Riccardo Chailly l’autre milanais a rompu avec le théâtre ainsi que Claudio Abbado, on a vu Giuseppe Sinopoli, certes, mais aussi quelquefois Valery Gergiev . Il reste qu’on a assisté à une personnalisation jamais égalée, accompagnée d’un culte de la personnalité étonnant dans la presse italienne, au point que Muti est à peu près le seul chef connu du grand public, sans doute aussi parce que la presse people s’est intéressée à lui, et pas toujours à son avantage. Les grands journaux, comme Corriere della Sera et Repubblica, ont toujours veillé à équilibrer leurs articles musicaux : s’ils parlent d’un chef quelconque , deux jours après paraît systématiquement un article sur Muti. Le Corriere della Sera en particulier a un journaliste préposé aux événements de la Scala et à Muti en particulier, tellement "partisan" au sens "clanique" du terme qu’il en devient gênant pour la profession.

Cette omniprésence a bien entendu un rôle positif pour l’homogénéité de l’orchestre et la cohérence de la politique, et avoir à domicile un chef de la qualité et du prestige de Muti est aussi pour la ville de Milan un atout important, mais elle conduit à une sorte de monoculture musicale dans une ville où la Scala est à peu près la seule institution musicale importante, bien qu’heureusement depuis quelques années la politique de l’Orchestra Verdi de Riccardo Chailly permette une certaine ouverture.

Ce qui en revanche a marqué cette période négativement est l’absence totale de politique en matière de productions. Au nom d’un classicisme bon teint, bien peu nombreuses ont été les productions marquantes, la prise de risque se limitant à l’appel à Luca Ronconi, considéré comme le parangon de la modernité. Ainsi, la Tétralogie a-t-elle été l’exemple malheureux illustrant cette non politique : deux metteurs en scène successifs (André Engel et Yannis Kokkos) et un des quatre opéras en version de concert (L’Or du Rhin).
De même la Scala a perdu son rôle moteur dans la découverte et le lancement de jeunes chanteurs riche d'avenir, de consécration pour les chanteurs internationaux du répertoire italien, et de distribution incontestables au nievau vocal: seule exception, Roberto Alagna lors de la Traviata de 1990, une des seules opérations vraiment incontestables de la période.

Bien sûr, le rôle du directeur artistique dans un tel contexte devenait difficile et après le départ de l’excellent Cesare Mazzonis , parti à Florence, se sont succédés des personnalités plus « souples », et pour finir il n’y a plus qu’un « directeur de la coordination artistique » , mais pas de véritable directeur artistique, cette fonction étant de fait assurée par Muti et Mauro Meli, directeur du département « Scala » dans le nouvel organigramme établi il y a quelques mois.

Dans ce cadre, la présentation de « Europa Riconosciuta » d’Antonio Salieri à l’occasion de la réouverture du théâtre est tout à fait symbolique de cette politique un peu confuse. Mais reconnaissons que seule une ouverture de saison pouvait justifier un tel choix, une fois, une seule fois, pour toutes.

De nouveau on affirme l’importance de la redécouverte d’un répertoire néoclassique, en proposant une oeuvre d’Antonio Salieri, la chargeant en outre de la symbolique de la refondation, en la liant à la reconstruction du théâtre, puisque c’est l’opéra qui ouvrit la Scala lors de sa fondation en 1778.

On fait appel à Luca Ronconi, gage de modernité aux yeux de l’administration de la Scala et Pier Luigi Pizzi, gage de spectaculaire : le couple Ronconi-Pizzi a produit des chef d’œuvre (dont le Ring) dans les années 70-80. La modernité spectaculaire est datée…mais n’importe, ce sont des artistes de grand prestige qui garantissent un travail de qualité.

On accompagne cette présentation d’un battage médiatique inconnu jusqu’alors, avec des conférences de Riccardo Muti insistant sur la difficulté du chant (manière de préparer à une distribution de qualité moyenne) et sur l’importance de Salieri, tout en claironnant partout que l’absence sur les scènes de cette œuvre jamais reprise depuis 226 ans, même pas à la Scala, peut se comprendre.

Au résultat, la vedette de la soirée était le théâtre lui-même, merveilleusement restauré et discrètement modernisé dans la salle (des écrans sur chaque fauteuil pour suivre le texte, comme au Teatro degli Arcimboldi, où émigra la Scala durant ces quatre ans, une vaste volée d’escaliers pour accéder au Loggione-le poulailler-, quelques nouveaux espaces) et complètement refait dans les bureaux, les loges, et la scène, dont le symbole est une imposante, mais pas écrasante tour scénique, et une tour en ellipse pour abriter loges et bureaux, très critiquée et pourtant inspirée d'une esquisse vue dans les cartons de Piermarini, l’architecte néoclassique de la Scala. La scène, où l’on a dû sacrifier les machines théâtrales de Piermarini, pourtant en état de marche après deux cent ans, a été complètement modernisée sur deux niveaux et permet l’alternance de plusieurs productions lourdes. C’est cette scène complètement refaite qui est la vedette de la production de Ronconi.

On s’attendait donc à ce que l’ennui annoncé soit compensé par la magie du spectacle et un feu d’artifice d’effets spéciaux. On a assisté à une mise en spectacle du fonctionnement actuel de l’ensemble, dans tous les sens (haut, bas , côtés, dessous), dans une esthétique post moderne un peu décevante – on rappellera pour mémoire que Peter Stein, pour « L’Or du Rhin » à Paris en 1976 avait eu la même idée, rendue de manière plus heureuse cependant.

Quelques belles images cependant : le lever de rideau, le chœur sous le plateau, l’image finale des spectateurs en miroir dans une salle éclairée dans une dialectique vieux théâtre/théâtre de l’avenir. Ronconi et Pizzi, dans un théâtre encore en chantier et une scène non terminée encore ne pouvaient sans doute pas faire mieux.

On s’est d’ailleurs bien aperçu de l’ennui ambiant à la fin du premier acte, où le public n’a pas applaudi, attendant la fin du ballet trop classique de Heinz Spoerli, correctement dansé par ailleurs par Alessandra Ferri et Roberto Bolle.

La compagnie est restée décevante : à l’exception de Désirée Rancatore, Semele à la voix parfaitement posée, à la technique de fer, et affrontant de manière modèle les redoutables pièges de la partition, les autres sont restés en dessous du niveau requis par l’œuvre et par la renommée du théâtre. Daniela Barcellona (Isseo) n’a pas un rôle lui permettant de développer toutes ses qualités, Diane Damrau(Europa) à la voix ingrate est loin de convaincre , Giuseppe Sabbatini en méforme n’est pas à la hauteur de l’enjeu et émet quelquefois de bien vilains sons, un Giuseppe Filianoti aurait sans doute été plus à l’aise, et le chant de Genia Kühmeier (Asterio) laisse bien indifférent.

Quant à Riccardo Muti, il est bien difficile par manque -voulu ?- de points de comparaison sur cette œuvre, de dire autre chose que ce que nous constatons ordinairement : une parfaite mise en place, un son très compact et une approche très monumentale, et comme d’habitude désormais, une absence chronique d’émotion et d’engagement, une distance trop affirmée, comme si Muti n’était pas dans l’œuvre, mais en restait le premier spectateur.

Seul moment d’émotion authentique, le salut final où tous les participants à la production, des couturières, habilleuses, machinistes jusqu’aux artistes et au chef se sont retrouvés sur la scène : nous étions revenus à la maison, en famille, et c’était bon.

Pour finir, laissons la parole à l’incomparable Paolo Isotta "a-critique" du Corriere della Sera et chantre habituel de la Scala de Riccardo Muti, qui d’une manière élégante et unique, a dit un adieu bienvenu à cette œuvre mineure :

" La direction de Riccardo Muti, l’excellence du chœur, de l’orchestre et des chanteurs, font qu’à mon avis cet opéra ne sera plus exécuté dans aucun théâtre, parce que toute tentative de comparaison serait vouée à l’échec ". Menace à qui oserait s’attaquer au monument, ou promesse que jamais plus on n’entendra " Europa Riconosciuta ", le résultat est le même, et acceptons-en l’augure !

Une fois pour toutes !

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