LA CHRONIQUE
 DU WANDERER
N°33



Pari gagné
Idomeneo ouvre la saison à la Scala
Guy Cherqui


Idomeneo
Steve Davislim
Idamante
Monica Bacelli
Ilia
Camilla Tilling
Elettra
Emma Bell
Arbace
Francesco Meli
Gran Sacerdote
Robin Leggate
La Voce
Ernesto Panariello

Regia
Luc Bondy
Scene
Erich Wonder
Costumi
Rudy Sabounghi
Luci
Dominique Bruguière
Creatrice di parrucche, acconciatrice e truccatrice
Catherine Friedland
Movimenti Coreografici
Arco Renz
Maestro del Coro
Bruno Casoni

Orchestra e Coro del Teatro alla Scala
DANIEL HARDING


































































































































































































































Le 7 décembre c’est la Saint Ambroise, patron de Milan, et depuis les années 50 ouverture de la saison de la Scala, double jour de fête ou la ville et son théâtre fêtent leur amour, où la Scala retrouve régulièrement son peuple et son public. Impossible d’accéder au théâtre tant la foule est compacte, la « Prima » est retransmise sur écran géant sous la fameuse Galerie Vittorio Emmanuele, et la presse nationale commente abondamment l’événement, dans les pages culturelles, les pages people et les pages politiques quelquefois.

La reconstruction de la Scala en 1946 est souvent considérée comme un symbole de la reconstruction de l’Italie après la guerre et, depuis, s’est installée l’idée que quelque part la Scala a quelque chose à voir avec l’identité nationale. Aussi l’ouverture de la Saison est-elle plus que partout ailleurs dans le monde un moment fort de la vie culturelle politique et sociale du pays.
C’est aussi pour le théâtre un instrument de vérification de l’état des masses artistiques et de la politique artistique menée : les huées sous les yeux de tous font très mal, comme ce fut le cas en 1992 pour Don Carlo de Verdi avec Pavarotti, le dernier des grands scandales de la maison.

La relation affective du public fidèle est très forte, et on entend souvent dire çà et là que c’est une sorte de fête du Nouvel An, qui se poursuit par des rassemblements tard dans la nuit, des repas où il n’est question que de discussions passionnées autour du spectacle, d’auditions comparées, de critiques acerbes autant que d’éloges dithyrambiques.

Un an après la réouverture du théâtre complètement restauré, dont l’écho médiatique fut immense, tout a changé à la Scala, l’équipe dirigeante, administrative et artistique a été violemment mise en cause par le personnel (700 pour la démission, 3 contre) et la principale victime en est le chef Riccardo Muti, depuis 18 ans directeur musical, à qui l’orchestre a demandé la démission. A la fois charismatique et dictatorial, rassemblant tout le pouvoir artistique réel, Riccardo Muti avait fini par symboliser l’échec artistique du théâtre dans les dix dernières années : succession de directeurs artistiques tous plus pâles les uns que les autres, absence de grand chefs d’orchestre à l’exception de Riccardo Muti, mises en scène et réalisations scéniques sans grand intérêt : le théâtre générait l’ennui, un ennui qu’une presse aux ordres (les journalistes récalcitrants étaient écartés systématiquement) transformait en autant de triomphes annoncés et soirées d’exception.

L’arrivée « en catastrophe » de Stéphane Lissner, seul manager ayant accepté l’immense défi de reprendre séance tenante ce théâtre en chute libre et en crise d’identité a provoqué un électrochoc, au style autoritaire de l’équipe précédente a fait place un style fait de modération souriante, une habile politique de communication et surtout la mise en place ultrarapide d’une vraie saison qui s’ouvrait ce 7 décembre par Idomeneo de Mozart, direction Daniel Harding, mise en scène Luc Bondy , et qui tranchait par des choix forts et une volonté de relancer la machine artistique.

S’appuyant sur un réseau de personnalités musicales et scéniques incontestées, fort de la confiance des personnels et de l’encadrement, Lissner a gagné la partie: la Scala s’est réveillée de nouveau fière d’elle-même, affrontant après 18 ans pour la première fois une "Prima" non dirigée par Muti, mais par un jeune chef dont les choix interprétatifs sont souvent contestés par la critique, qui a montré qu’il était un très grand : l’immense succès de ce 7 décembre, et surtout le triomphe personnel du chef (les contestations à la mise en scène sont dans l’ordre des choses) installe définitivement l’ère de l’après Muti et ôte l’herbe sous le pied à ceux qui prédisaient le déluge. Impossible après la soirée du 7 décembre de ne pas saluer l’extraordinaire performance de Daniel Harding, qui d’une certaine manière a pris tout le monde à contre-pied.

On connaît de Daniel Harding la fougue, la jeunesse et le style plutôt tranchant, sec du geste et du son. Son Mozart (Don Giovanni, Cosi’ fan Tutte) surprend par une certaine froideur, un halètement quelquefois, mais stimule par son souci d’adéquation à la scène et les nouvelles voies qu’il ouvre, loin du Mozart bonbonnière ou loin des sons très léchés, sculptés sur du vide. Il a réussi à bouleverser la vision qu’on avait de lui. Certes, on retrouve le constant souci de souligner le drame, de dessiner des personnages, de leur donner une couleur sonore, mais lui à qui l’on reproche la froideur offre un Idomeneo d’une humanité tragique, donnant des couleurs très variées à la pâte sonore, faisant entendre l’œuvre, mais aussi ses possibles, ses continuations, ses annonces, ici l’héritage gluckiste, là un chœur qui rappelle étrangement la Flûte enchantée (Acte III), ou qui annonce Beethoven. Il donne à l’œuvre une couleur intimiste qu’on ne lui connaissait pas, allégeant le son, équilibrant les pupitres de manière originale (les flûtes au son grinçant de la Tempête, par exemple), profitant bien sûr de la leçon des baroqueux. Il est aidé par un orchestre en état de grâce, qui le suit dans toutes ses intentions. Cette direction prend l’auditeur de plus en plus, créant une tension dramatique qu’on n’avait pas connu même chez les plus grands (Sir Simon Rattle avec Berlin, et Muti ici même en 1990). Le geste s’est assoupli, il est d’une précision diabolique : c’est lui le grand triomphateur de la soirée.

A cette direction exceptionnelle répond une mise en scène qui n’a pas eu l’heur de plaire à une partie du public. Luc Bondy et son équipe (Rudy Sabourghi, Erich Wonder, Dominique Bruguière) ont conçu un espace très froid, très géométrique, loin des visions picturales à la De Simone, ou de la Crète de pacotille. Des costumes modernes, qui identifient les personnages, les « adultes » (Idomeneo, Elettra) et le peuple et les prêtres en noir, les jeunes amoureux en blanc ou bleu, les trois couleurs du décor géométrique unique du peintre Erich Wonder, qui ne veut pas travailler sur le réalisme mais essentiellement sur l’évocation et l’image: une mer déchaînée ou calme au fond, un monstre aux allures de pieuvre en putréfaction, sorte de magma qui justement ne fait plus peur mais intrigue, quelques cloisons. Et une avancée vers les spectateurs qui donne de la proximité. Au centre une sorte de fosse carrée, qui en s’élevant devient une sorte de Kaaba contre laquelle tous les protagonistes écoutent l’oracle de Neptune. Cet espace très vaste laisse les protagonistes seuls, un peu perdus, et souligne évidemment la tragédie qui se joue.

Le chœur est très mobile, il joue, il est en perpétuel mouvement, violent (lorsque Neptune se venge), mais en même temps il n’est plus cette masse compacte des chœurs d’opéra, au contraire les personnages sont individualisés, ils ont tous un rôle et cela ajoute évidemment de la vivacité à l’ensemble.

Enfin des moments très forts, comme le départ d’Idamante, les deux airs d’Elettra, l’adieu d’Idomeneo, qui contribuent largement à resserrer le public autour de l’œuvre.

Luc Bondy dont la mise en scène est intelligente et cohérente, sans atteindre les sommets du « Tour d’Ecrou » d’Aix par exemple, a su rendre le crescendo dramatique, la montée de la tension, et en même temps, en pleine cohérence avec Daniel Harding, il fait apparaître de vrais personnages, de vrais individus, là où souvent on a plutôt les types habituels et un peu calcifiés de l’opéra seria.

Mais ce qui frappe, c’est qu’enfin les spectateurs ont sifflé et hué, c'est-à-dire qu’enfin la Scala revit : après des années d’absence totale (à quelques rares exceptions) la mise en scène revient à la Scala, avec la dispute et la contestation (sans fondement à mon avis ici) qui redonnent à cette salle sa vivacité et sa couleur perdues.

La distribution vocale n’appelle pas de commentaires particuliers, Lissner a choisi de jeunes artistes qui composent un ensemble très homogène. A part l’Elettra d’Emma Bell, qui remporte un triomphe lors de son air final, aucun ne se détache vraiment, mais aucun ne démérite. L’Idomeneo de Steve Davislim est une voix jeune, qui réussit quelquefois à émouvoir sans convaincre tout à fait, l’Ilia de Camilla Tilling a la fraîcheur voulue, tout comme l’Idamante énergique de Monica Bacelli, si la performance vocale ne laissera pas de souvenir particulier, les personnages qu’ils dessinent, eux sont très réussis.
Enfin, last but not least, l’Arbace de Francesco Meli, qui se situe résolument un niveau au-dessus : son air est un exemple de ce qu’est le bien chanter. C’est lui, et Emma Bell, qu’on retiendra.

Lissner a gagné son pari, et la cabale qu’on craignait n’a pas eu lieu : devant la qualité, le public ne peut que dire « chapeau bas ». Nous avons assisté à une Première comme d’habitude émouvante, une grande soirée qui redevient la grande fête des mélomanes et non plus des mondains, un moment de bonheur vrai, un de ces moments pour lesquels « il vaut la peine de vivre » pour reprendre le plus célèbre des spectateurs scaligères, Stendhal, fondateur du mythe « Scala ». La Scala repart, plus forte que toutes les turbulences, l’avenir inspire confiance. Et je suis heureux.

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