LA CHRONIQUE
 DU WANDERER
N°34



Les retrouvailles
Guy Cherqui


































































































































































































































Abbado à Turin

Je garde en mémoire le bouleversant Pelleas und Melisande de Vienne, le 12 mai 2002, la veille des adieux définitifs à l’orchestre de Berlin. Ce soir là la musique de Schönberg sonnait tellement dans les cœurs que l’émotion était visible dans les visages et dans les yeux des musiciens, à la limite du supportable. A Turin, ce fut autre chose, moins « senti » car à Vienne les circonstances étaient particulières, mais une autre émotion était présente, sans doute plus liée à l’œuvre : la pièce de Schönberg, écoutée dix jours après le Pelléas de Debussy (à Salzbourg) que Schönberg ne connaissait pas au moment de sa décision de composer une œuvre inspirée de la pièce de Maeterlinck mais qui lui fait involontairement écho quelquefois, est marquée dans l’interprétation d’Abbado par sa fluidité, qui rend d’autant plus marquant la course à l’abîme tragique que raconte cette histoire . Abbado ne marque jamais les changements de scène ou de tableau,car dans ce poème, tout s’enchaîne de manière irrémédiable, avec ses moments de tension, de tendresse, et ce lent diminuendo final qui fait glisser vers la mort. Malgré un effectif important (trois harpes, douze contrebasses etc.) on peut penser que l’œuvre manque d’un climax et d’épaisseur, mais en réalité, elle répond parfaitement à l’original de Maeterlinck (et à Debussy), qui est une succession de moments, sortes de flashes, qui conduisent au dénouement, où la tension dramatique laisse souvent la place à une mélancolie quelquefois étouffante par sa répétition. Il reste que les moments de tension sont présents, mais d’une certaine manière tressés avec le reste : la messe est dite dès le départ, il suffit alors de se laisser glisser vers la fin.

La pièce est exécutée avec une simplicité confondante, sans effets, mais avec une clarté cristalline, on entend chaque pupitre, chaque plan sonore, malgré la volonté d’adoucir le son à tout prix (les flûtistes avaient même des mouchoirs destinés à l’atténuer) ; on retiendra notamment les violoncelles (conduits par le jeune et talentueux Benoît Grenet) et les contrebasses qui en fin de parcours dominent et donnent cette couleur si particulière à la fin de la partition

Il y a une tension émotive, un engagement qui frappent et qui rappellent les Gurrelieder (qu’on aimerait tant réentendre….dirigés par Abbado, depuis la mémorable tournée 1996 du GMJO…) ou certaines pièces contemporaines de Strauss. Et puis, ce discours sombre de Schönberg au moment où l’on entend la joie bucolique et mystique exprimée par la symphonie de Mahler, composée un an avant le Schönberg, montrent que du symbolisme au mysticisme, il n’y a qu’un pas que bien des compositeurs de l’époque, et Mahler le premier, franchiront.


En deux semaines , j’ai eu la chance d’entendre deux fois la symphonie n°4 de Mahler, l’une à Salzbourg, avec les Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle, l’autre à Turin, avec le GMJO dirigé par Claudio Abbado. A ces deux exécutions s’ajoute le souvenir des concerts de Berlin en 2005 (Berliner Philharmoniker, Claudio Abbado) et l’enregistrement DG qui en est résulté.

Sans avoir l’intention de comparer en termes de qualité des exécutions très différentes dans leur esprit, on est presque obligé de comparer deux approches musicales qui privilégient des leviers divers, voire opposés. Les auditeurs de Salzbourg sont sortis du concert très admiratifs pour la prestation de l’orchestre de Berlin : la perfection de l’exécution technique laisse littéralement bouche bée, même pour qui est habitué à les entendre depuis longtemps : la manière d’approcher les sons les plus ténus, la netteté des attaques, la plénitude sonore, avec évidemment une note encore marquée pour le hautbois d’Albrecht Mayer ou le cor anglais de Dominik Wellenweber, tout cela est connu bien sûr, mais mérite toujours d’être souligné. Avec un tel instrument, sans doute le plus accompli des orchestres, Sir Simon Rattle n’a aucune difficulté à faire entendre ses intentions interprétatives : nous nous situons au sommet, et nos remarques ne peuvent en aucun cas diminuer les mérites des uns et des autres. Simon Rattle a un sens aigu de la théâtralisation musicale : il met sans cesse le son en scène, accentuant les contrastes, allant toujours vers l’extrême, dans le pianissimo comme dans le forte, faisant ressortir ô combien tel ou tel pupitre, au service – semble-t-il – d’un effet à produire, comme si l’œuvre à écouter était d’abord représentation. Il y a un côté parnassien dans son approche, un côté « l’art pour l’art », avec ses acrobaties, sa technicité qui force l’admiration, mais sans vraiment rien nous dire. La symphonie est là, nous l’admirons, comme un bloc parfaitement poli de marbre blanc, quelquefois glacé. Seule note « humaine », la belle interprétation très naturelle, du Lied de « Des Knaben Wunderhorn » de Magdalena Kožena, qui renvoie la prestation de Renée Fleming avec Abbado l’an dernier là où elle doit être, dans le Léthé, fleuve de l’oubli. Sir Simon Rattle aborde la musique en régisseur, en décorateur, en peintre à la David, en architecte à la Bernin. Il construit un monument.

A l’autre bout du spectre, Claudio Abbado, avec un orchestre de jeunes, sans grande expérience sinon une haute technicité apprise dans les conservatoires, sans vraiment de culture interprétative sinon celle que leur permet leur jeune âge, sans vraiment de culture musicale sinon leurs expériences d’écoliers, mais avec l’intuition géniale des artistes. A eux, Claudio Abbado apprend comment entrer dans l’œuvre, apprend en même temps et la forme (et dieu sait si la forme est difficile, lorsqu’il oblige à tenir des notes à peine audibles, lorsqu’il amenuise le son jusqu’au silence, lorsqu’il casse les rythmes brutalement, mais cette forme n’est jamais qu’au service d’un discours sur la musique), et le fond, qui est l’indicible joie du moment ; il n’y a rien d’offert en spectacle, il y a un discours qui se déroule devant nous et qui nous dit quelque chose, qui nous dit même la difficulté et la contradiction, on passe sans cesse de l’extrême émotion à la dérision: le troisième mouvement, avec ses passages très lyriques au départ, à la joie, à la limite trop explosive, un tantinet vulgaire, de cette vulgarité dont Mahler sait user pour casser les émotions, pour éviter toute complaisance. Dans l’esprit de celle de Magdalena Kožena, la prestation de Monica Bacelli est naturelle et fluide, comme d’ailleurs tout le concert. L’interprétation proposée se rapproche évidemment de celle que nous entendîmes à Berlin l’an dernier, mais il nous est apparu qu’Abbado faisait encore plus usage du rubato qu’à Berlin, accentuant l’émotivité et l’expression de la sensibilité, peut-être pour faire écho à la jeunesse enthousiaste qu’il avait à conduire et qu’il tient entièrement à sa merci.

Abbado aborde la musique d’abord en humaniste, en artiste sensible et tourmenté, en architecte à la Borromini. Il construit un labyrinthe.

Son discours d’ailleurs dans ses dernières interventions sur le Venezuela le confirme si besoin était : la musique a quelque chose à dire sur nous-mêmes, à partir de la lecture d’un auteur, dont la souffrance, l’émotion, la joie sont offertes au service de notre catharsis (souvent Abbado aborde Mahler par le biais de la souffrance, il l’a souvent répété). Et on comprend alors pourquoi Abbado est si aimé des jeunes, il ne leur apprend pas à jouer, mais à sentir : comme leur niveau technique est exceptionnel, ils n’ont pas de difficulté pour la plupart à donner le ton juste à la note qu’ils jouent. Faire de la musique ensemble, c’est d’abord être ensemble, être un groupe, le plus compact possible (et les adieux émus des jeunes entre eux à la fin du concert en sont le signe le plus évident) c’est ensuite faire et donc sentir. Il est clair que les divers projets d’orchestres internationaux fondés par Claudio Abbado sont avant tout un projet d’être ensemble, pour faire ensemble, pour sentir ensemble, c’est pour Abbado la clé de la musique.

Et c’est sans doute aussi ce qui provoque chez le public ces délires d’émotion que nous avons tous senti çà et là, moins à Turin, peut-être, mais à Vienne en particulier à ce que l’on nous a rapporté. Vienne, cette capitale de la musique, la ville de Mahler, la ville, sans doute avec Berlin, où la musique est un besoin avant d’être un spectacle.

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