La chronique du Wanderer

Le Wanderer - en français "le voyageur", rend compte de ses itinérances, de ses observations, de ses colères et de ses rencontres avec l'exceptionnel. Chacun de nous est le Wanderer: il suffit de nous envoyer un texte qui concerne la musique et plus particulièrement l'activité de Claudio Abbado, et nous le publierons!


Dossiers

Vous voulez en savoir plus sur notre passé, révisez votre italien et allez à la page
Dossiers

WANDERER'S STORY:
cronaca 1
cronaca 2
cronaca 3
cronaca 4
cronaca 5
cronaca 6
cronaca 7
cronaca 8
cronaca 9
cronaca 10
cronaca 11
cronaca 12
cronaca 13
cronaca 14
cronaca 15
cronaca 16
cronaca 17
cronaca 18
cronaca 19
cronaca 20
cronaca 21
(en Italien)

Chronique 1
Chronique 2
Chronique 3
Chronique 4
Chronique 5
Chronique 6
Chronique 7
Chronique 8
Chronique 9
(en Français)

PERSONNAGES
Piero Farulli
Romano Gandolfi
Pierre Boulez
Euro2000
Andrea Concetti

La chronique du Wanderer
n°10


Retour de vacances - Lucerne 2001


Il devient difficile d'employer les superlatifs. Ils ont tous été épuisés..et nous risquons la répétition. Le Wanderer a donc pris la décision de rester essentiellement descriptif, pour essayer de donner au lecteur un peu de l'ambiance qui régnait à Lucerne pendant ces deux jours. Les heureux possesseurs de radio satellitaire auront pu suivre çà et là les concerts retransmis à Salzbourg et à Lucerne. Bien entendu, la radio française n'était pas au rendez-vous mais peut-être un jour aura-t-elle l'idée de reprogrammer en différé ces miracles.

Lucerne s'est doté d'un Palais de la Culture et des Congrès conçu par Jean Nouvel. l'une des oeuvres majeures de l'architecte français. L'auditorium, tout en hauteur, est une grande réussite esthétique, rappelant l'architecture des cathédrales , et toute blanche comme certaines salles de musique du XVIIIème ( l'église de la Pietà à Venise où officiait Vivaldi). Le style en est tout différent bien sûr, mais l'esprit assez proche. L'acoustique est d'une grande clarté, avec une réverbération qui surprend au départ, mais qui donne une incroyable profondeur de son . De plus, le son est partout proche, ce qui accroît l'impression d'intimité avec la musique qui domine dans une salle pourtant vaste . Bref, la future salle de Claudio Abbado est bien choisie....

Programme très attendu, le concert Brahms/Dvorak du 31Août avait déjà été donné à Salzbourg le 29, et tout Salzbourg cherchait des billets...Le concerto de Brahms écrit en 1859 est largement lié au destin tragique de Robert Schumann, et le début particulièrement dramatique plonge immédiatement le spectateur dans cette atmosphère. Claudio Abbado et les berlinois attaquent avec une violence inouie, comme un coup de tonnerre, le premier mouvement. Le toucher très souple, très léger de Pollini convient merveilleusement au dexième mouvement, tout de majesté triste. En bref, un immense moment de musique et de complicité tant la fraternité artistique d'Abbado et Pollini est forte.
L'étonnement cependant vient de l'interprétation de la Symphonie n°9 de Dvorak. Cette pièce archi connue, rebattue, est subitement redécouverte et gagne encore en profondeur et en mélancolie. L'interprétation ultra sensible d'Abbado se lit surtout pendant le largo, très largement inspiré d'un negro spiritual. Il semble que nous ayons atteint là un sommet: ne parlons pas du solo édénique de cor anglais magistralement interprété, mais on est resté frappé et l'on se souviendra lontemps des huit premiers pupitres des cordes 1ers violons, 2nds violons, altos, violoncelles, reprenant le thème tel un octuor de chambre, donnant à la fois un sens d'intimité incroyable et une émotion intense née du contraste entre la salle immense, l'orchestre silencieux et ces huit musiciens jouant au centre et produisant un son toujours plus fin, toujours plus léger, toujours plus mélancolique, confinant au silence. Quant au célébrissime dernier mouvement, il est encore l'occasion d'un déchainement dyonisiaque, d'une explosion à l'incroyable vitalité: on se sait plus s'il faut écouter, regarder l'orchestre se livrer physiquement (Berlin on le sait, est un orchestre dont les musiciens sont toujours en mouvement, vague de corps qui bougent en rythme...spectacle inoubliable), ou le visage transfiguré et extatique du chef. Un sommet.

Le public de Lucerne ne s'y trompe pas, public froid rempli de sponsors vaguement ennuyés, il explose cependant à la fin. Rappels, fleurs....

Le lendemain, 1er septembre est un jour important pour les Berlinois, ce jour-là, certains quittent l'orchestre, d'autres fêtent leur vingt ans, trente ans, quarante deux ans d'appartenance, et l'intendant de l'orchestre, Franz Xaver Ohnesorg, inaugure sa charge. Le plus émouvant est le départ de Hansjörg Schellenberger, hautbois, après 21 ans de présence . Une des personnalités musicales les plus fortes des Berlinois.

Programme Beethoven ce soir là, concerto n°5 "L'Empereur", avec en soliste Radu Lupu et la Pastorale...Programme classique, attendu..et pourtant, une fois de plus la soirée se termine dans l'émotion la plus totale. Le concerto pour piano n°5, nous l'avons entendu récemment à Vienne et Rome avec Pollini. Est-ce d'avoir encore dans l'oreille ce toucher inimitable de Pollini, nous sommes un peu en deçà, un peu déçus. Non que Radu Lupu ne soit pas remarquable, mais ce style très technique, cette manière de frapper les notes, de bien les isoler, les séparer aux dépens d'un certain legato, cette brutalité quelquefois dérange. En grands artistes, les musiciens jouent en cohérence, plus tranchés, plus marqués, moins fluides qu'avec Pollini, peut être une manière plus passionnelle de prendre l'oeuvre, question de goût.

On attend la Pastorale, morceau de bravoure s'il en est...et c'est de nouveau un miracle. De manière obsessionnelle vient en mémoire le fameux tableau de Giorgione "La Tempête" (à la galerie de l'Académie de Venise). Certes, la tempête beethovénienne est peut-etre plus goethéenne, mais il y a dans le tableau de Giorgione ce mélange de tendresse, de douceur, et de lourdeur menaçante qui de partout annonce le déchainement des éléments et qui transforment peu à peu les couleurs de la nature. Chez Giorgione comme dans le Beethoven vu par Abbado, il y a ce mélange d'intimité, de tendresse et de frayeur cosmique, cette alternance de douceur et de menace apocalyptique, tout à la fois déchainement et recueillement, confiance dans l'avenir et inquiétude. Quant aux musiciens, en cette journée émouvante pour beaucoup, ils jouent pour eux, entre eux, ils s'écoutent, se répondent et les résultat est la plus belle Pastorale jamais entendue, supérieure peut-être à celle de Vienne en février dernier. Il est difficile désormais d'entendre Beethoven joué autrement: chaque audition est l'occasion de constater - ce que la presse entière commence à dire ouvertement - que Claudio Abbado en est le plus grand interprète aujourd'hui.

A la fin, dans l'enthousiasme et l'émotion générales les artistes partant reçoivent des fleurs de leurs collègues, Emmanuel Pahud, l'ex-flûtiste solo (et peut-être le prochain..d'après les bruits qui courent) qui était simple spectateur entre sur scène offrir ses bouquets à ses anciens collègues, et enfin, alors que tout l'orchestre était déjà sorti, Abbado réclamé par les cris du public réapparaît, il croise le dernier musicien qui sort (un contrebassiste) et qui voyant le chef, se précipite et l'embrasse. Voilà ce que les spectateurs ont entendu puis vu à Lucerne en ce 1er septembre.

31 Août 2001
Brahms: Concerto pour piano n°1 en ré mineur, op.15
Dvorak:  Symphonie N°9 en mi mineur, op.95 - "Du nouveau monde"

Piano: Maurizio Pollini

1 Septembre 2001
Beethoven: Concerto pour piano n°5 en mi bémol majeur, op.73 "L'Empereur"
Beethoven: Symphonie n°6 en fa majeur, op.68 - "Pastorale"

Piano: Radu Lupu

Orchestre Philharmonique de Berlin
Claudio Abbado