LUCERNE ET LA PRESSE

Le Figaro
21 août 2006
(AP/Keystone/Urs Flueeler).

et autour

Lucerne hypnotisé par Claudio Abbado

Jean-Louis Validire .

Publié le 21 août 2006
Actualisé le 21 août 2006 : 10h18

La manifestation suisse présente, jusqu'au 17 septembre, la plus belle affiche de musique classique et contemporaine en Europe.

DOS à la scène, les bras croisés sur la poitrine, Claudio Abbado reste immobile ; le public tétanisé par l'exécution de la 4e Symphonie de Bruckner ne fait pas un bruit. De longues secondes s'écoulent comme pour retenir le temps, comme pour prolonger ce voyage intérieur auquel le chef vient de nous faire partager. Un timide bravo éclate enfin et libère l'enthousiasme des spectateurs de la salle de concert du Kultur und Kongresscentrum de Lucerne, le KKL conçu par Jean Nouvel, qui abrite le festival d'été depuis 1998.

Ce n'est certes pas la première fois que le chef galvanise l'Orchestre du Festival, qu'il a remodelé en 2003, mais à chaque fois il semble trouver dans le répertoire de Mahler et Bruckner de nouvelles réponses à une quête existentielle. Une recherche et une ferveur qu'il transmet à cette phalange sans équivalent dans laquelle on retrouve des solistes prestigieux venus partager avec leurs cadets du Mahler Chamber orchestra et des membres de l'Orchestre des jeunes Simon-Bolivar du Venezuela la noble mais quelquefois obscure tâche de musicien d'orchestre. La clarinettiste Sabine Meyer et son ensemble à vents, la violoncelliste Natalie Gutman, les membres du quatuor Alban Berg et bien d'autres côtoient leurs jeunes successeurs. De cette union naît, par la grâce de Claudio Abbado, une fusion qui hisse la formation au rang des meilleurs.

Souplesse et musicalité

La 4e Symphonie de Bruckner, jouée dans ce festival consacré cette année au thème du langage, met en évidence les qualités individuelles des solistes, notamment du corniste, l'impeccable Robert Schneider, et de tous les cuivres qui sonnent avec une homogénéité et une harmonieuse clarté dans une salle à l'acoustique miraculeuse. Elle sollicite également la souplesse et la musicalité de l'ensemble dans la recherche des couleurs et des timbres qu'Abbado va subtilement chercher, des piano aux forte, dans une construction qui donne à l'oeuvre une rigueur et une logique qui transcendent les thèmes que Bruckner prêtait à cette symphonie qu'il a lui-même nommée «Romantique». Rien de pastoral dans cette plongée introspective qui évoquait plus le Victor Hugo des Contemplations dans le poème Ce que dit la bouche d'ombre qu'une aimable partie de chasse, comme pourrait le faire croire le thème récurrent du cor.

Ce moment a éclipsé la première partie du concert où Maurizio Pollini retrouvait son vieux complice dans le 2e Concerto pour piano de Brahms dans une interprétation ascétique et épurée qui laissait peu de place à l'émotion et au chant. Un jeu qui semblait par instant tellement analytique que le thème, tel un ressort trop étiré, perdait toute son élasticité. Une vision en décalage avec l'orchestre qui semblait brider ses élans devant une conception par trop intellectuelle même si elle restait techniquement magnifique.

La veille, Sabine Meyer avait donné, dans la même salle, une interprétation éclairée du Quintette de Mozart pour clarinette en la majeur en développant avec chaleur cette oeuvre qui inspirera Brahms. Auparavant, Karl Frömbigen et Robert Schneider avaient joué respectivement le Quatuor pour hautbois et le Quintet pour cordes, montrant l'étendue de leur technique.

Programme prestigieux

L'orchestre de Claudio Abbado, qui avait ouvert le festival le 10 août avec Cecilia Bartoli, suffirait à justifier l'existence de cette manifestation lucernoise qui présente pendant plus d'un mois le programme le plus prestigieux et le plus alléchant que l'Europe connaisse en cette période. Sept orchestres du Wiener Philharmonique sous les baguettes successives de Nikolaus Harnoncourt, Valery Gergiev et HK Grüber au Concertgebouw d'Amsterdam, que dirige Mariss Jansons, en passant par les phalanges de Philadelphie, Cleveland et San Francisco, avec respectivement Christoph Eschenbach, Franz Welser Möst et Michael Tilson Thomas et la Malher Chamber Orchestra, que conduira Daniel Harding : tous sont en résidence chacun pendant trois jours. D'autres, comme l'Orchestre national de France et Kurt Masur ne font «que» passer.

Les deux artistes étoiles cette année sont le flûtiste français Emmanuel Pahud et le pianiste Andrés Schiff. Le thème central, «Langage», sera puissamment illustré par les barytons aussi talentueux que Thomas Quasthoff et Matthias Goerne. Enfin, Lucerne ne néglige pas la musique moderne et contemporaine. Pierre Boulez dirigera l'ensemble de la Lucerne Festival Academy et créera une oeuvre de Sverre Gjersten. Samedi matin dans l'église moderne Saint-Lucas, on a pu entendre une des plus belles illustrations de la relation entre parole et musique en entendant l'oeuvre de Heinz Holliger Indduchen un dialogue en quatre lieder pour contre ténor et cor naturel... Aucun festival ne peut s'enorgueillir d'un tel programme.

Festival de Lucerne jusqu'au 17 septembre. Rés. : 00 41 226 44 00 et www.lucernefestival.ch